La fragile connivence née de la découverte du dessin s’évapora aussi vite qu’elle était apparue. Les jours suivants, Min-ho se montra plus distant que jamais, comme s’il regrettait amèrement s’être laissé voir sans armure. Il rentrait tard, évitait le salon, et leurs repas redevinrent des affaires silencieuses et protocolaires. Ji-eun se sentit inexplicablement blessée par ce retrait. Elle avait cru avoir établi un contact, si ténu soit-il, et son rejet était plus douloureux que l’indifférence initiale.
Pour occuper son esprit et apaiser sa frustration, elle décida de se consacrer sérieusement à la peinture. Elle installa son chevalet dans un coin du salon, affirmant sa présence dans l’espace commun. Elle entreprit un tableau de grande taille, une vue de Séoul depuis leur baie vitrée, mais interprétée à travers son prisme émotionnel : des couleurs sombres et tourmentées pour les buildings, des touches de lumière pâle et fragile pour les fenêtres, évoquant les vies solitaires cachées derrière chaque façade.
Elle était absorbée par son travail, une tache de peinture bleue sur la joue, quand la sonnette de l’appartement retentit. Surprise – ils n’attendaient personne et les livraisons étaient toujours annoncées – elle alla ouvrir.
Une femme se tenait sur le palier. Elle était d’une beauté à couper le souffle, d’une élégance qui semblait innée. Vêtue d’une tailleur-pantalon crème qui devait coûter plus cher que tout l’équipement de peinture de Ji-eun, elle portait des escarpins à talons aiguilles et un sac à main d’un modèle rare. Ses cheveux étaient coiffés en un chignon bas et négligé qui, pourtant, criait le soin et la dépense. Son parfum, un mélange envoûtant de tubéreuse et de santal, envahit l’entrée avant même qu’elle ne parle.
— Bonjour, dit-elle avec un sourire qui n’atteignit pas ses yeux sombres et parfaitement maquillés. Je cherche Kang Min-ho-ssi.
— Il… n’est pas là pour l’instant, répondit Ji-eun, sentant une vague d’insécurité la submerger. Puis-je lui transmettre un message ?
La femme la détailla du regard, de ses cheveux attachés en queue de cheval hâtive à son vieux t-shirt taché de peinture, et son sourire s’élargit, teinté d’une douce pitié.
— Vous devez être Han Ji-eun-ssi. Je m’appelle Yoo Seo-yeon. Je suis une… vieille amie de Min-ho.
Le nom tomba comme un couperet. Yoo Seo-yeon. L’ancien amour. Celle qui représentait tout ce qu’elle n’était pas : la sophistication, la grâce, un passé partagé avec Min-ho dont elle était, elle, totalement exclue.
— Je… Ravi de vous rencontrer, mentit Ji-eun en s’effaçant pour la laisser entrer. Min-ho devrait rentrer d’un moment à l’autre. Voulez-vous l’attendre ?
— Volontiers, merci.
Seo-yeon pénétra dans l’appartement avec l’aisance de quelqu’un qui en connaît les codes. Son regard expert parcourut le salon, s’attardant sur le tableau en cours de Ji-eun avec une légère moue.
— Je vois que vous marquez déjà votre territoire, remarqua-t-elle avec une douceur empoisonnée. Min-ho déteste le désordre. Et les odeurs de peinture lui donnent des maux de tête.
— Il ne me l’a jamais dit, répliqua Ji-eun, le cœur serré.
— Il y a tant de choses qu’il ne dit pas, soupira Seo-yeon en se laissant tomber dans le canapé avec une grâce étudiée. Surtout quand il s’agit de ne pas blesser les gens.
Le message était clair : Tu es une intruse, et il est trop poli pour te le dire.
— Que lui vaut le plaisir de votre visite ? demanda Ji-eun, s’efforçant de garder un ton neutre.
— J’étais de passage dans le quartier. Nous devons reprendre contact, Min-ho et moi. Nous avons… beaucoup de choses à nous dire. Des choses laissées en suspens.
Elle laissa planer le sous-entendu, son regard glissant vers la porte du bureau de Min-ho comme si elle en avait les clés.
À cet instant, la porte d’entrée s’ouvrit. Min-ho apparut, l’air fatigué. En apercevant Seo-yeon dans le canapé, il s’immobilisa net. Une série d’émotions traversa son visage trop rapidement pour être décryptée : la surprise, un choc, et quelque chose qui ressemblait à de la… douleur ?
— Seo-yeon, dit-il enfin, sa voix étrangement rauque. Que fais-tu ici ?
— Je passais dans le quartier, Min-ho-ya, dit-elle en se levant et en s’approchant de lui avec une familiarité qui tordit le ventre de Ji-eun. J’ai vu que tu avais emménagé ici. Je voulux te souhaiter bonne chance. En personne.
Le « ya » à la fin de son prénom, si intime, si naturel, frappa Ji-eun de plein fouet. Elle se tenait sur le côté, spectatrice impuissante de cette scène qui la renvoyait violemment à son statut d’étrangère.
— C’est… une surprise, dit Min-ho, recouvrant son impassibilité habituelle, mais un peu trop tard. Ji-eun, je te présente Yoo Seo-yeon. Nous avons étudié ensemble à l’étranger.
— Nous nous sommes présentées, dit Seo-yeon avec son sourire de velours. Votre fiancée est… charmante. Très… artiste.
Le mot « artiste » sonna comme une insulte dans sa bouche.
— Je vous laisse, dit Ji-eun, sentant qu’elle allait étouffer. Je dois… terminer quelque chose.
Elle se précipita vers l’escalier, abandonnant son tableau et sa dignité. De là-haut, elle entendit leurs voix basses qui montaient du salon. Elle ne distinguait pas les mots, mais le ton était sérieux, chargé d’une histoire qu’elle ne connaissait pas.
Une demi-heure plus tard, la porte d’entrée se referma. Seo-yeon était partie. Min-ho resta en bas un long moment avant de monter. Il s’arrêta devant la porte de sa chambre, hésitant. Ji-eun, assise sur son lit, retenait son souffle.
Il frappa finalement, deux coups secs.
— Entrez.
Il ouvrit la porte mais ne pénétra pas dans la pièce. Il se tenait sur le seuil, comme à la frontière de son territoire.
— Je suis désolé pour cette intrusion, dit-il. Je ne l’attendais pas.
— Ce n’est pas grave, répondit Ji-eun, fixant ses mains. Elle a l’air… très bien.
Il ne releva pas la remarque.
— Elle est revenue s’installer à Séoul. Elle travaille pour un fonds d’investissement concurrent.
— Je vois. Vous avez beaucoup de choses à vous dire, apparemment.
Il y eut un silence.
— C’est du passé, Ji-eun, dit-il enfin, utilisant son prénom pour la première fois sans formalité.
Mais le son était si contraint que cela n’apporta aucun réconfort.
— Bien sûr, dit-elle en levant les yeux vers lui. Comme notre mariage n’est que du présent. Un présent de convenance.
Son regard se durcit.
— N’oubliez pas pourquoi nous sommes ici, Han Ji-eun-ssi.
Et sur ces mots, il referma la porte.
Ji-eun se laissa tomber en arrière sur son lit, les larmes aux yeux. La fissure dans le mur de glace était toujours là, mais une ombre immense, celle de Yoo Seo-yeon, s’y projetait désormais, menaçant d’obscurcir la fragile lueur qui avait commencé à filtrer. Le doute, sournois et toxique, venait de faire son entrée dans la maison de verre.
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