Chapitre 3 : Les première fissures

La découverte de cette faille chez Min-ho changea imperceptiblement la perception que Ji-eun avait de lui. Elle ne le voyait plus comme une simple statue de marbre, mais comme une forteresse avec, peut-être, des portes dérobées. Elle commença à l’observer avec plus d’attention, non plus avec la rébellion qui l’avait animée les premiers jours, mais avec une curiosité teintée d’une empathie naissante.

Elle remarqua des détails. La façon dont il massait ses tempes après un long appel téléphonique avec son père. L’unique photo sur son bureau – un portrait de famille rigide, où le jeune Min-ho, adolescent, semblait déjà porter le poids du monde sur ses épaules. L’étagère dans sa bibliothèque qui, contre toute attente, ne contenait pas que des ouvrages d’économie, mais aussi quelques classiques de la littérature coréenne, soigneusement alignés.

Un après-midi, alors qu’elle rentrait d’une exposition, elle le trouva dans le salon, chose rare en dehors des heures de repas. Il était debout devant la grande baie vitrée, immobile, contemplant la ville qui s’enfonçait dans la brume. Il ne l’avait pas entendue entrer.

— La vue est hypnotique, n’est-ce pas ? dit-elle doucement pour ne pas le surprendre brutalement.

Il se retourna, un peu surpris, mais n’esquissa pas son habituel mouvement de retrait.

— Elle représente 70% du PIB du pays, dit-il, sur le mode de la plaisanterie sèche qu’elle commençait à reconnaître. C’est difficile de ne pas être hypnotisé.

— Je parlais de la lumière. En cette fin d’après-midi, elle est… mélancolique.

Il regarda de nouveau la ville, comme s’il essayait de voir ce qu’elle voyait.

— Melancholie. Un sentiment peu productif.

— Mais humain, rétorqua-t-elle en s’approchant.

Ils restèrent silencieux un moment, côte à côte, observant le ballet des nuages et des buildings. C’était la première fois qu’ils partageaient un moment de calme sans hostilité ni formalité.

— J’ai vu que vous aviez des livres de Hwang Sok-yong, dit-elle, rompant le silence. Je ne vous imaginais pas lecteur de fiction.

Il eut un léger haussement d’épaules.

— Ma mère me les a offerts. Elle disait que les chiffres nourrissent le portefeuille, mais que les histoires nourrissent l’âme.

— Elle avait raison.

— Elle avait souvent raison, dit-il, et sa voix était si basse qu’elle l’entendit à peine.

C’était la première fois qu’il mentionnait sa mère de sa propre initiative. Ji-eun sentit qu’elle venait de franchir une ligne invisible.

— Elle doit être fière de vous.

— Elle est décédée il y a cinq ans, dit-il abruptement, en détournant le regard.

Le silence qui suivit fut lourd de sens. Ji-eun comprit soudain une partie de sa froideur. C’était une carapace, un bouclier érigé après une perte.

— Je suis désolée, murmura-t-elle sincèrement.

— Il n’y a pas lieu de l’être. C’est la vie.

Mais son ton était moins assuré que ses mots. Il se raidit, comme s’il regrettait déjà cette confidence.

— Je dois retourner travailler, annonça-t-il avant de quitter la pièce.

Ji-eun resta seule, le cœur étrangement serré. Elle regarda la ville, mais cette fois, elle ne vit plus une étendue impersonnelle de béton et de verre. Elle vit le décor de la solitude de Kang Min-ho.

Le lendemain, poussée par une impulsion qu’elle ne s’expliquait pas tout à fait, elle sortit son carnet de croquis. Elle ne se installa pas face à la ville, mais dans un angle du salon, d’où elle pouvait voir, en perspective, la porte du bureau de Min-ho. Elle commença à dessiner, non pas un paysage, mais des fragments de leur cohabitation. L’empreinte d’une tasse de thé sur la table basse. L’ombre portée de l’escalier. La silhouette lointaine et courbée de Min-ho derrière la vitre de son bureau, capturée dans un moment de fatigue.

Elle travailla pendant des heures, absorbée, utilisant du fusain pour des traits plus doux, plus organiques que les couleurs vives qu’elle affectionnait habituellement.

Ce soir-là, Min-ho rentra plus tôt que prévu. Il semblait préoccupé, les traits tirés. Il avait eu une journée difficile, une négociation qui avait mal tourné. Il se dirigea vers le salon pour se servir un verre d’eau et aperçut le carnet de croquis ouvert sur la table basse. Il allait passer son chemin, respectueux des frontières, quand son propre visage, esquissé au fusain, attira son regard.

Ce n’était pas un portrait détaillé. C’était une esquisse rapide, presque une impression. Mais l’artiste avait capturé quelque chose que les photographies officielles ne montraient jamais : la lassitude dans le creux de ses yeux, la tension à la commissure de ses lèvres, le poids invisible sur ses épaules. Ce n’était pas le visage de l’héritier Kang. C’était le visage de Min-ho, l’homme.

Il resta figé, le verre d’eau à la main. Personne ne l’avait jamais vu ainsi. Personne n’avait jamais pris la peine de regarder au-delà du masque. Un mélange de gêne, de colère et d’une étrange fascination l’envahit.

Ji-eun descendit à cet instant, attirée par le bruit.

— Vous… vous avez regardé mon carnet ? demanda-t-elle, surprise et un peu honteuse.

Il leva les yeux vers elle. Son regard n’était plus froid, mais intense, perçant.

— Pourquoi ? demanda-t-il simplement.

— Pourquoi… quoi ?

— Pourquoi avoir dessiné ça ?

Elle hésita, cherchant ses mots.

— Parce que c’est ce que je vois, finit-elle par avouer. Les gens pensent que je ne fais que rêvasser. Mais je regarde. Je vois les choses. Et je dessine ce que je vois.

Il posa le verre sur la table, sans quitter le dessin des yeux.

— Ce n’est pas… flatteur.

— La vérité ne l’est pas toujours.

Il releva la tête et leurs regards se rencontrèrent. Pour la première fois, il ne détourna pas les yeux. Il la regardait, vraiment la regardait, comme s’il la voyait elle aussi pour la première fois. Non pas comme la fille Han, mais comme Ji-eun, l’artiste, celle qui voyait au-delà des apparences.

— Je… Je vais le déchirer, si vous voulez, proposa-t-elle, mal à l’aise.

— Non, dit-il rapidement. Non. Gardez-le.

Il prit une profonde inspiration.

— Je dois… y aller.

Il partit, laissant Ji-eun seule avec son carnet et un sentiment confus. Elle avait eu peur de sa réaction, mais il n’avait pas été en colère. Il avait été… troublé. Touché, peut-être.

Le mur de glace n’était pas tombé. Mais une fissure profonde, sinueuse, venait de le traverser de part en part. Et par cette fissure, une lueur nouvelle filtrait.

Populaire

Comments

Mariloly Salas Sandoval

Mariloly Salas Sandoval

J'adore l'univers que vous avez créé, continuez d'écrire !

2025-10-03

1

Tous

Télécharger maintenant

Aimez-vous ce travail ? Téléchargez l'application et vos enregistrements de lecture ne seront pas perdus
Télécharger maintenant

Bien-être

Les nouveaux utilisateurs peuvent télécharger l'application pour débloquer 10 chapitres gratuitement.

Recevoir
NovelToon
Ouvrir la porte d'un autre monde
Veuillez télécharger l'application MangaToon pour plus d'opérations!