Le jour de l’emménagement dans l’appartement de cohabitation arriva avec la brutalité d’une sentence. Situé au dernier étage d’une tour résidentielle ultramoderne du quartier de Gangnam, le duplex était un chef-d’œuvre de design froid et d’impersonnalité luxueuse. De vastes baies vitrées offraient une vue imprenable et démesurée sur les gratte-ciel de Séoul, mais ces murs de verre donnaient à Ji-eun la désagréable sensation de vivre dans une vitrine, observée par la ville entière.
La porte d’entrée, lourde et silencieuse, se referma derrière elle avec un léger cliquetis qui résonna dans le vaste espace vide. Le sol était en marbre gris veiné de blanc, les murs d’un blanc immaculé. Aucune trace de poussière, aucune imperfection. L’endroit sentait le neuf, le propre, et un étrange parfum d’air conditionné et de cire d’abeille. C’était beau, d’une beauté stérile et intimidante, comme un hôtel cinq étoiles ou la page blanche d’un contrat.
Ses valises, contenant une infime partie de sa garde-robe et, soigneusement emballé au milieu de ses vêtements, son carnet de croquis, lui parurent soudain misérables et déplacées. Elle les fit glisser sur le sol lisse, le bruit des roulettes rompant le silence oppressant.
Un bruit de pas précis se fit entendre dans l’escalier en colimaçon qui menait à l’étage. Kang Min-ho apparut, vêtu d’un pantalon de costume et d’une chemise blanche immaculée, les manches remontées avec une exactitude militaire. Il avait l’air aussi à l’aise dans ce décor que dans son bureau. Il était ce décor.
— Vous êtes arrivée, constata-t-il, son regard balayant rapidement sa tenue décontractée – un jean et un simple pull – avant de se poser sur ses valises.
— Il semblerait, répondit Ji-eun, incapable de réprimer une pointe de sarcasme.
— Le service d’étage a monté vos affaires. Vos cartons sont dans votre chambre.
— Mes cartons ? Je n’ai pas apporté de cartons.
— Vos parents ont fait envoyer quelques effets personnels supplémentaires. Pour… humaniser l’espace, je suppose.
Il disait cela comme si « humaniser » était une tâche laborieuse et potentiellement désordonnée.
— Ma chambre ? demanda Ji-eun.
Min-ho fit un geste élégant vers l’étage.
— La suite principale vous est réservée. Elle dispose d’une salle de bains et d’un dressing. Je me suis installé dans la chambre d’amis, de l’autre côté du palier.
Cette séparation physique, bien que logique, fut vécue par Ji-eun comme une nouvelle marque de rejet. Il ne voulait même pas partager un espace de sommeil symbolique. Elle hocha la tête et entreprit de monter l’escalier, ses pas feutrés sur les marches de marbre.
La suite était à l’image du reste : un lit king-size bas et épuré, une coiffeuse en verre, une tête de lit en cuir. Sur le sol, près de la baie vitrée, se trouvaient trois cartons scellés. Elle les ouvrit avec un mélange de curiosité et d’appréhension. Le premier contenait des tenues de cérémonie et des robes de soirée. Le second, des albums photo de famille et quelques livres d’art somptueux et lourds. Le troisième la fit sourire malgré elle : il était rempli de ses affaires de peinture – toiles vierges, chevalet pliable, boîtes de pinceaux et tubes de couleurs soigneusement rangés. Un geste de la part de sa mère ? Une tentative maladroite de lui offrir un réconfort ? Ou simplement le souhait de voir sa fille continuer à cultiver une apparence d’artiste, comme un accessoire de plus ?
Elle déballa le chevalet et l’installa près de la fenêtre, face à la ville. Puis elle sortit une petite toile et la posa dessus. Pour l’instant, elle restait blanche, une promesse intimidante.
Le premier soir fut une démonstration de coordination militaire. Min-ho avait pris possession de la cuisine, un espace chromé et brillant équipé de tous les derniers gadgets. Il prépara un dîner simple mais parfaitement présenté : du poisson vapeur, du riz et des légumes sautés.
— Je ne savais pas que vous cuisiniez, remarqua Ji-eun, assise à la grande table en verre qui pouvait accueillir huit personnes.
— C’est une compétence nécessaire. Cela permet de contrôler son alimentation et son emploi du temps, répondit-il en posant une assiette devant elle avec une précision chirurgicale.
— Je vois. Tout est une question de contrôle.
— Tout est une question d’efficacité, corrigea-t-il.
Ils mangèrent en silence, le bruit des couverts sur la porcelaine semblant anormalement fort. L’appartement était si vaste que le silence lui-même avait un écho.
— Les règles de vie, commença Min-ho après avoir avalé sa dernière bouchée. Pour éviter tout malentendu.
Ji-eun leva les yeux, une bouchée de poisson suspendue à sa fourchette.
— Les règles ?
— La femme de ménage vient le jeudi. Elle ne touche pas aux dossiers dans mon bureau. La cuisinière est entièrement équipée, vous êtes libre de l’utiliser, mais je vous demande de laisser l’espace parfaitement propre après usage. Les invités sont théoriquement autorisés, mais je vous prierai de m’informer à l’avance, par respect pour mon propre planning.
— Des invités ? ricana doucement Ji-eun. Vous pensez que je vais organiser des fêtes ?
— Je ne pense rien. J’établis un cadre, c’est tout. Enfin, concernant les espaces communs, j’apprécie l’ordre.
— Cela ne m’avait pas échappé, dit-elle en jetant un regard circulaire à l’appartement immaculé.
— Bien. Alors nous nous comprenons.
Il se leva, prit son assiette vide et la porta à l’évier où il la rinca immédiatement avant de la placer dans le lave-vaisselle avec une symétrie parfaite. Ji-eun le regarda faire, fascinée et exaspérée. Chaque geste était utile, prévisible, dénué de la moonce grâce. C’était une machine à vivre.
Les jours suivants s’écoulèrent sur ce rythme. Ils évoluaient dans l’appartement comme deux planètes sur des orbites différentes, évitant soigneusement toute collision. Ji-eun passait ses matinées dans sa chambre, à essayer de peindre, mais la toile blanche face à la ville de béton lui renvoyait son propre sentiment d’impuissance. L’après-midi, elle sortait, visitait des galeries d’art ou errait dans les rues, retardant au maximum le moment de rentrer dans la prison de verre.
Min-ho, lui, partait tôt et rentrait tard. Certains soirs, il dînait à l’extérieur pour des affaires. D’autres fois, il travaillait dans son bureau, la porte close, d’où ne filtrait que la lueur bleutée de son écran d’ordinateur.
Leurs échanges se limitaient à des formalités polies.
— La facture d’électricité est arrivée.
— Je l’ai mise sur la table.
— Merci.
— Il y a un dîner de famille dimanche prochain. Mon père insiste pour que nous y allions ensemble.
— D’accord.
Un soir, une semaine après leur emménagement, Ji-eun, lasse de l’atmosphère aseptisée, décida de cuisiner. Elle prépara un jjigae, un ragoût coréen épicé et réconfortant, un plat qui sentait bon la vie, l’ail et le gochujang. La cuisine fut rapidement en désordre : des éclaboussures de pâte de piment sur le plan de travail, des oignons verts éparpillés, des ustensiles sales.
Min-ho rentra alors qu’elle était en train de remuer la grande casserole. Il s’immobilisa sur le seuil de la cuisine, son regard parcourant le champ de bataille culinaire. Une légère contraction de ses narines fut la seule manifestation de son inconfort.
— Je prépare du jjigae, annonça Ji-eun, un peu provocante. Il y en a pour deux, si vous voulez.
— Je vous remercie, mais j’ai déjà dîné, mentit-il visiblement.
— Un petit bol ? C’est réconfortant.
— Je n’ai pas faim.
Il tourna les talons et se dirigea vers son bureau. Ji-eun le regarda partir, une cuillère en bois à la main. Elle avait presque pitié de lui. Presque. Elle se servit un grand bol et mangea seule à la table en verre, savourant chaque bouchée épicée comme un acte de rébellion.
Plus tard dans la nuit, alors qu’elle ne parvenait pas à dormir, elle descendit chercher un verre d’eau. La cuisine était à nouveau impeccable, brillante, silencieuse. Min-ho l’avait nettoyée en catimini. Mais en passant devant la porte entrouverte de son bureau, elle l’aperçut. Il n’était pas en train de travailler. Il était affalé dans son fauteuil, la tête renversée en arrière, les yeux fermés. Sur son visage détendu par la fatigue, la froideur habituelle avait cédé la place à une vulnérabilité presque douloureuse. Il avait l’air épuisé, submergé. Pour la première fois, Han Ji-eun ne vit plus l’héritier impitoyable, mais un homme accablé par le poids d’un destin qu’il n’avait pas plus choisi qu’elle.
Elle recula sans faire de bruit, le cœur battant un peu plus vite. Ce n’était qu’une image, une faille furtive, mais c’était la première fissure dans le mur de glace qu’il érigeait entre eux.
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