Les silences de Ricardo

Chapitre V – Les silences de Ricardo

Les jours qui suivirent semblèrent étranges, comme si l’air même de Douala s’était chargé d’une lourdeur invisible. Adrian et Estella continuaient à se voir, leurs moments de tendresse s’intensifiaient, mais une ombre nouvelle planait, persistante. Cette ombre portait un nom : Ricardo.

Ricardo, d’ordinaire si bavard, si spontané, avait changé. Adrian le connaissait depuis l’enfance, il pouvait lire sur son visage comme dans un livre ouvert. Pourtant, désormais, son ami parlait moins, ses regards s’éteignaient plus vite, et ses absences devenaient plus fréquentes. Il disparaissait parfois des journées entières sans explication claire, et lorsqu’Adrian osait lui demander où il avait passé son temps, il esquivait la question d’un haussement d’épaules ou d’un sourire vague.

Une fois, alors qu’Adrian rentrait plus tôt que prévu de son bureau, il trouva Ricardo assis seul dans le café « L’Horizon Bleu », le même où il avait rencontré Estella. Devant lui, une tasse froide, intacte, et son regard fixé sur un carnet fermé. Il semblait perdu dans ses pensées, à mille lieues de l’agitation de la ville. Quand Adrian s’approcha, Ricardo referma brusquement le carnet, comme un coupable pris sur le fait.

— Tout va bien ? demanda Adrian, méfiant.

— Oui, répondit Ricardo en évitant ses yeux. Juste fatigué.

Ce mensonge était évident, mais Adrian choisit de se taire. Quelque chose se brisait lentement dans leur amitié, comme une fissure silencieuse qui s’élargissait à chaque rencontre.

Un soir, Adrian invita Ricardo à dîner chez Estella. Il voulait dissiper la tension, recréer l’harmonie d’autrefois. Mais la soirée fut lourde, presque insupportable. Estella, bien qu’accueillante, semblait nerveuse en présence de Ricardo. Ses gestes étaient mesurés, ses paroles soigneusement choisies. Ricardo, lui, se montra d’une politesse glaciale, parlant peu, souriant à peine.

Le repas terminé, alors qu’Adrian se levait pour débarrasser, il surprit Ricardo qui fixait Estella d’un regard long, trop long, chargé d’une intensité indéchiffrable. Estella détourna aussitôt les yeux, mais Adrian sentit son cœur se serrer. Était-ce une simple impression ? Ou quelque chose d’inavoué se cachait-il dans ce silence lourd de sens ?

Les jours suivants, Estella elle-même sembla troublée. Elle riait toujours, elle embrassait Adrian avec la même passion, mais ses silences devenaient plus fréquents. Parfois, en plein milieu d’une conversation, elle se repliait sur elle-même, le regard perdu dans le vide. Quand Adrian la questionnait, elle répondait par un sourire forcé :

— Rien, Adrian… juste des pensées.

Mais ces pensées, il les devinait liées à Ricardo. L’évidence s’imposait comme une blessure ouverte.

Un après-midi pluvieux, Adrian décida de confronter son ami. Ils se retrouvèrent sous un abri de fortune, la pluie battant sur la tôle avec une intensité qui rendait presque impossible toute parole. Pourtant, au milieu de ce vacarme, Adrian cria plus qu’il ne parla :

— Qu’est-ce que tu caches, Ricardo ? Dis-moi la vérité.

Ricardo resta immobile, les yeux fixés sur le rideau de pluie. Son silence fut plus violent qu’un aveu. Après de longues minutes, il finit par tourner la tête vers Adrian, son regard sombre comme la nuit.

— Certaines vérités ne font que détruire, dit-il simplement. Crois-moi, tu ne veux pas savoir.

Puis il s’éloigna, laissant Adrian seul, glacé par ces paroles.

Ce soir-là, en retrouvant Estella, Adrian crut percevoir dans ses yeux la même ombre, le même silence pesant. Douala, bruyante et lumineuse, continuait de vivre autour d’eux, mais leur monde à eux se peuplait de fissures invisibles. L’amour demeurait, ardent, mais déjà, les mensonges et les silences préparaient le terrain de la trahison.

Et Adrian, malgré son cœur en feu, comprit qu’il marchait désormais sur un sol fragile, où chaque pas risquait de briser l’équilibre précaire de son bonheur.

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