Frères de sang

Chapitre III – Frères de sang

La lumière de midi filtrait à peine à travers les stores du bureau d’Adrian, dessinant des lignes dorées sur le sol ciré. L’air était lourd, saturé de chaleur et de l’odeur du café tiède qui s’échappait de sa tasse. Pourtant, malgré ce cadre familier, Adrian ne pouvait se concentrer. Ses pensées revenaient sans cesse à Estella, à la manière dont elle avait illuminé son quotidien depuis leur rencontre.

Ce matin-là, Ricardo vint frapper à sa porte avec ce sourire confiant qui ne laissait jamais transparaître ses intentions véritables. Adrian leva les yeux, surpris par son ami d’enfance, dont la présence semblait à la fois rassurante et perturbante. Ricardo avait toujours été là, un frère de cœur plus qu’un simple ami. Mais depuis quelques semaines, Adrian avait perçu chez lui une ombre, subtile et inquiétante, qu’il n’arrivait pas à décoder.

— Salut, Adrian, lança Ricardo en franchissant le seuil, ses yeux brillants d’un éclat presque trop intense. Tu as l’air ailleurs.

— Je… Oui, je pense juste à Estella, répondit Adrian, embarrassé. Ricardo hocha la tête, comme s’il comprenait plus que ce qu’il ne voulait montrer.

— Je comprends, dit-il d’une voix douce mais calculatrice. Elle a ce pouvoir sur toi, n’est-ce pas ?

Adrian sentit un mélange d’étonnement et de malaise. Ricardo ne s’était jamais montré curieux à ce point des affaires de cœur d’Adrian. Pourtant, il ne posa pas de questions supplémentaires. Il s’assit, croisant les jambes, et fixa Adrian avec cette intensité qui l’avait toujours déstabilisé.

— Écoute, dit Ricardo après un moment de silence, je sais que tu tiens à elle. Mais fais attention. Les apparences peuvent être trompeuses. Certaines personnes cachent leur vraie nature derrière un sourire…

Adrian frissonna. Il avait confiance en Estella, et pourtant, les mots de Ricardo résonnaient étrangement dans son esprit. Était-ce une mise en garde sincère, ou un avertissement teinté de jalousie ? Il ne pouvait le dire.

Plus tard dans la journée, Adrian reçut un appel inattendu. La voix à l’autre bout était grave, presque cérémonieuse. Ricardo avait rencontré quelqu’un qui voulait le voir, et son ton laissait deviner que l’affaire n’était pas banale. Intrigué, Adrian décida de le suivre dans les rues étroites de Bonanjo, là où le quartier ancien semblait figé dans le temps, entre bâtiments coloniaux et boutiques modernes.

Leur destination était un café discret, presque oublié de tous, où l’air sentait le tabac et le bois ciré. Ricardo y avait déjà pris place, observant les lieux comme un chasseur guette sa proie. Lorsque Adrian s’assit en face de lui, Ricardo lui lança un regard pénétrant, et pour la première fois, Adrian sentit une tension véritable entre eux, un fil invisible qui n’existait pas auparavant.

— Adrian, dit Ricardo d’une voix basse, ce que je vais te dire doit rester entre nous, commença-t-il. Il y a des choses… des choses que tu ignores à propos de certains… certains cercles de Douala.

Adrian fronça les sourcils, incapable de saisir pleinement la portée de ces paroles. Ricardo continua :

— Tu sais que j’ai mes sources, mes contacts. Et je commence à voir des liens… étranges, des convergences qui ne semblent pas innocentes.

Adrian sentit une inquiétude sourde s’installer. Ricardo était toujours prudent, jamais impulsif. Si lui-même exprimait ces doutes, il y avait forcément quelque chose de sérieux derrière.

— Et… Estella ? demanda Adrian, la voix tremblante.

Ricardo esquissa un sourire énigmatique, presque cruel.

— Elle est… différente, répondit-il vaguement. Mais il y a des forces que tu ne peux pas comprendre pour le moment. Fais-moi confiance.

Le reste de la conversation resta volontairement flou. Ricardo ne révélait pas tout, mais laissait suffire de quoi semer le doute dans l’esprit d’Adrian. La tension monta d’un cran, insidieuse, comme une pluie fine qui s’infiltre partout et mouille progressivement l’âme.

Ce soir-là, Adrian retrouva Estella au marché de Bonamoussadi, où les lampions rouge et or pendaient entre les étals de fruits et d’épices. La lumière des lanternes illuminait son visage avec douceur, et pour un instant, Adrian oublia les avertissements de Ricardo. Il s’approcha d’elle, la prenant dans ses bras avec une tendresse qu’il n’avait jamais ressentie.

— Tu m’as manqué, murmura-t-il, les yeux plongés dans les siens.

Estella répondit par un sourire, mais une ombre passa furtivement dans ses yeux, presque imperceptible, que seule l’expérience d’Adrian put déceler. Cette brève hésitation, cette nuance subtile, déclencha une alerte silencieuse dans son esprit. Était-ce simplement de la fatigue ? Ou y avait-il déjà quelque chose de plus complexe qui se tramait ?

Les jours suivants, Adrian remarqua des changements chez Ricardo. Plus de messages insistants, des conseils insistants et presque possessifs, des absences mystérieuses. Il semblait surveiller chaque interaction entre Adrian et Estella, analysant, jugeant, parfois intervenant sous prétexte de protéger son ami. Mais cette protection avait un goût étrange, une intensité presque possessive, qui trahissait quelque chose de plus profond et obscur.

Un soir, alors que le vent soufflait avec force et que les nuages couvraient la lune, Adrian croisa Ricardo au coin d’une rue déserte. Les lampadaires projetaient leurs ombres longues et vacillantes sur le bitume humide. Ricardo s’approcha, un léger sourire ironique aux lèvres.

— Tu sais, Adrian, dit-il doucement, certaines amitiés sont comme le feu. Elles peuvent réchauffer… ou brûler. Fais attention à ce que tu allumes.

Adrian sentit un frisson glacé parcourir son échine. Les mots étaient simples, mais l’avertissement était clair. Ricardo n’était pas seulement un ami. Il était un frère de sang dans le sens le plus ancien du terme, un lien indestructible, mais aussi un lien capable de blesser profondément.

Cette nuit-là, Adrian rentra chez lui le cœur lourd. Il repensa à Estella, à Ricardo, à Douala qui semblait soudain pleine de mystères et de dangers cachés derrière chaque sourire. La passion qu’il vivait avec Estella, encore douce et ardente, se mêlait maintenant à une inquiétude latente. Le triangle invisible qu’il formait avec Ricardo devenait de plus en plus complexe, une toile d’ombres et de flammes qui promettait que rien ne serait jamais simple.

Dans le silence de son appartement, Adrian contempla la ville illuminée depuis sa fenêtre. Les bateaux glissaient sur le Wouri, les lampadaires jetaient des reflets tremblants sur l’eau, et il comprit que les prochaines semaines seraient déterminantes. Il avait trouvé l’amour, mais il se préparait déjà à faire face à la trahison, à la manipulation, à la douleur.

Le destin de Douala semblait désormais écrire ses règles avec une plume de feu et d’ombre. Et Adrian, malgré son cœur enflammé, sentait que chaque pas le rapprochait d’un mystère dont il ne mesurait pas encore l’ampleur. Ricardo, frère de sang et ami de toujours, n’était plus seulement un allié. Il devenait, lentement mais sûrement, le pivot autour duquel tourneraient les vérités et les mensonges, les passions et les trahisons.

Dans ce jeu dangereux, Adrian comprit une chose : aimer Estella ne suffirait peut-être pas à le protéger. Et tandis que la nuit étendait son voile sur Douala, il sut que le véritable test de son cœur n’avait pas encore commencé.

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