Barton Reiz sortit de la maison de Baba-Ayara, la mâchoire crispée, son manteau battant au vent. Les villageois s’écartèrent sur son passage, trop effrayés pour oser croiser son regard. Devant ses hommes qui attendaient ses ordres, il cracha avec dédain :
— Qu’on se disperse ! Fouillez chaque sentier, chaque hameau, chaque forêt s’il le faut. S’il est déjà parmi nous, nous le retrouverons et nous le tuerons avant que cette maudite prophétie ne s’accomplisse !
Ses gardes s’exécutèrent aussitôt, partageant leurs montures et se dispersant en petits groupes à travers la campagne. L’un d’eux, plus téméraire, osa rappeler d’une voix prudente :
— Seigneur Barton… et l’avertissement de la vieille… sur le « marchand de la mort » ?
Un silence pesant s’abattit. Barton pivota vers lui, ses yeux étincelants de colère. D’un geste brusque de la main, il balaya la remarque.
— Foutaises ! Ces sorcières ne vivent que pour semer la peur dans nos rangs et retarder nos pas. Je n’ai que faire de ses énigmes ! Avancez, exécutez mes ordres, ou je trouverai des hommes qui le feront à votre place !
Les soldats, crispés, s’inclinèrent sans rien ajouter.
Au palais, bien loin de cette tension, Nüwa observait le ciel depuis la balustrade de ses appartements, le cœur lourd. Son inquiétude la dévorait, et son esprit revenait sans cesse sur les décisions du conseil. Mais une de ses jeunes servantes, la douce Mei-Lin, entra discrètement et s’inclina.
— Princesse… ne vous tourmentez pas. La demoiselle Senna a bien averti un villageois lors de la distribution. La nouvelle se propage rapidement, plusieurs villages ont déjà été fouillés sans que personne ne corresponde aux entités du tarot maudit. À part quelques brutalités… il n’y a pas eu de morts.
Les yeux de Nüwa s’illuminèrent un instant, soulagée. Elle prit la main de la servante avec un sourire fragile, presque enfantin.
— Merci, Mei-Lin… tu viens d’alléger mon cœur. Si je peux aider à… à ma manière, même discrètement, dis-le-moi. Nous ne pouvons pas laisser le sang des innocents tacher nos terres.
Son regard brillait d’espoir, sans savoir qu’au même moment, l’ombre de la tragédie s’étendait déjà vers le village qu’elle voulait protéger.
Dans les hautes salles de la Tour de la Vierge, l’air sentait l’encens et le fer. Senna, dissimulée derrière une tenture, écoutait à travers la résonance des colonnes les voix de sa mère et des prêtres. Leurs paroles lui glaçaient le sang.
— Aucune trace dans les villages voisins, dit l’un des prêtres d’un ton sec. Nous craignons que cette chasse ne soit perçue comme un échec et un affront. Si la Tour vacille, l’autorité s’effondre.
— Alors il faut un exemple, trancha la mère de Senna, la voix glaciale, pleine d’assurance. Un exemple que nul n’oubliera. Qu’on y lise la peur, qu’on y sente la soumission.
Un autre prêtre approuva avec gravité :
— Nous avons ordonné à la maréchale Dame Enola d’agir. Le village du Lys Blanc sera décimé. Aucun survivant.
Le silence qui suivit était plus lourd qu’un tonnerre.
Senna, le corps tremblant, porta ses mains à sa bouche pour étouffer le cri qui montait dans sa gorge. Ses yeux s’emplirent de larmes. Des visages lui revinrent aussitôt : les enfants riant lors de la distribution du pain, Nel avec ses paroles naïves et rieuses, et… Elijah, seul au champ, ses yeux purs et fiers.
La douleur serra sa poitrine. Elle s’adossa à la pierre froide, son voile collé à ses joues mouillées de larmes.
Elle savait. Le Lys Blanc allait devenir un champ de cendres. Et personne n’avait le savait.
Les sabots des chevaux martelaient la terre sèche, soulevant des nuages de poussière. La bannière noire et pourpre de la Tour claquait au vent, portée en tête par Dame Enola. Son armure sombre étincelait d’un éclat meurtrier, et son visage, à demi voilé par son heaume, demeurait fermé, impassible.
Elle ne parlait pas. Elle n’avait pas besoin de parler. Son silence pesait plus lourd que des ordres.
Derrière elle, les rangs d’élite de la Tour avançaient comme une marée d’acier, les lances dressées, les visages figés par la discipline et la peur.
— Le Lys Blanc, dit enfin Enola, sa voix dure comme une lame. Que chaque toit soit réduit en cendres, que chaque vie s’éteigne. Aucune pitié. Aucune hésitation.
Un murmure glacé parcourut les troupes. L’ordre venait d’être scellé. La mort marchait, inexorable, vers le village.
Dans les couloirs de la Tour, Senna courait, ses pas étouffés par les dalles froides. Son cœur battait à rompre sa poitrine. Elle savait qu’elle ne devait pas être vue, encore moins entendue. Les nonnes patrouillaient, vêtues de leurs habits sombres, surveillant les issues et les galeries.
Elle se plaqua contre une colonne quand deux d’entre elles passèrent, leurs lanternes projetant des ombres tordues. Senna retint son souffle, priant pour qu’elles ne remarquent pas son voile tremblant.
Enfin, l’une d’elles tourna la tête. Senna bondit, légère comme une ombre, glissant dans une alcôve étroite. Le souffle court, elle attendit que le pas des nonnes s’éloigne, puis reprit sa fuite.
— Elijah… Nel… tenez bon… murmura-t-elle entre ses larmes.
Chaque porte franchie, chaque détour emprunté, la rapprochait de sa seule chance : atteindre le Lys Blanc avant Dame Enola.
Sous le soleil doux de l’après-midi, les champs de maïs s’étendaient comme une mer dorée. Elijah, les manches relevées, riait aux éclats en lançant une motte de terre vers Nel, qui riposta aussitôt. Leur complicité faisait vibrer l’air d’une innocence rare, comme si le monde extérieur n’existait pas.
Assise sur un vieux tabouret de bois, la grand-mère d’Elijah les observait, un sourire attendri aux lèvres. Ses mains ridées épluchaient quelques légumes avec lenteur.
— Tu étais comme ça, toi aussi, Elijah, dit-elle avec une douceur mélancolique. Toujours en train de courir, de rire, même quand nous n’avions rien…
Elijah s’approcha et s’assit près d’elle, essuyant son front couvert de sueur.
— Grand-mère…
Elle hocha la tête, son regard se perdant dans le passé.
— Tu te rappelles, mon enfant ? Au marché… toi qui portais les paniers de farine de maïs, les légumes, et moi qui marchais derrière, toujours un peu fatiguée… Mais tu riais, toujours. Et le soir, nous partagions notre bout de pain, un peu de purée, et c’était suffisant.
Elijah esquissa un sourire, mais ses yeux se voilèrent d’une ombre lointaine.
— Oui… C’était une belle époque. Même si nous dormions à même le sol, même si chaque matin tu devais me masser le dos pour que je puisse continuer à travailler… J’étais heureux. Heureux d’être à tes côtés.
La grand-mère posa une main sur la sienne.
— Tu n’as jamais blâmé tes parents ? Pas même après…
Elijah resta silencieux quelques instants, fixant l’horizon.
— Non. Ils ont choisi de fuir… Moi, j’ai eu la chance d’avoir une vraie famille avec toi. Quand ils sont revenus, j’ai cru… j’ai cru que nous pourrions enfin être réunis, que nous aurions une seconde chance.
Son regard s’assombrit. Nel, surpris, cessa de rire.
— Mais la Tour les a massacrés, souffla Elijah, sa voix vibrante de douleur contenue. Ils m’ont tout pris une seconde fois.
Un silence lourd s’installa, brisé seulement par le bruissement du vent dans les champs.
Et pourtant, dans ce moment suspendu, Elijah se sentait vivant. Parce qu’il avait encore Nel. Parce qu’il avait encore sa grand-mère.
Sans savoir que, déjà, l’ombre d’Enola avançait pour lui arracher ces dernières lumières.
Le ciel s’embrasait doucement des couleurs du crépuscule, peignant les épis de maïs d’une lueur dorée et apaisante. Elijah et Nel se chamaillaient encore, se lançant des brins d’herbe et des quolibets.
— Tu deviens trop sensible, Elijah ! lança Nel en riant, ses yeux pétillant de malice. Bientôt, tu pleureras juste parce que je t’aurai frôlé l’épaule.
Elijah plissa les yeux, amusé, et repoussa Nel d’un geste ferme.
— Sensible ?! Attends un peu, je vais te montrer qui est sensible.
Ils roulèrent dans la poussière comme deux enfants, échangeant rires et petites tapes, sous le regard attendri de la vieille femme.
La grand-mère riait de bon cœur, ses rides s’animant de lumière.
— Ah, mes petits… si seulement le ciel vous garde toujours ainsi ! Joyeux, insouciants… Vous me rappelez le temps où rien d’autre ne comptait que de rentrer à la maison et partager un repas chaud.
Un souffle de vent passa, faisant bruire les feuilles de maïs. Le soleil déclinait, annonçant la fin de la journée.
— Il est temps de rentrer, dit la grand-mère en se relevant avec lenteur.
Mais une voix grave, celle de l’oncle Harris, résonna derrière eux :
— Nel ! Tu as oublié ta livraison au village des Oliviers.
Nel s’arrêta net, son sourire se fana aussitôt.
— Maintenant ? Mais… mais le soleil se couche déjà !
Il boudait, les bras croisés, comme un enfant pris en faute. Elijah éclata de rire.
— Regarde-moi cette tête ! On dirait que tu pars en exil.
Nel lui lança un regard noir, ce qui fit encore plus rire Elijah. Mais devant l’air renfrogné de son ami, il finit par adoucir sa voix.
— Bon… écoute. Donne-moi le sac. Je m’en charge.
Il hissa le lourd sac de farine sur son épaule avec un sourire tranquille.
— Tu vois ? Rien de compliqué.
La grand-mère posa une main tendre sur l’épaule de Nel.
— Toi, viens plutôt dîner avec moi. J’ai préparé un bouillon bien chaud, pour remercier mon petit travailleur courageux.
À ces mots, Nel retrouva aussitôt un sourire éclatant, ce qui fit rire tout le monde.
Leurs rires résonnèrent dans le champ, comme une bulle de bonheur fragile que le crépuscule enveloppait.
Puis leurs chemins se séparèrent.
Elijah s’éloigna, le sac de farine sur le dos, marchant à pas tranquilles vers le village des Oliviers.
Nel et la grand-mère prirent le chemin du retour, les ombres du soir s’allongeant derrière eux.
Pendant ce temps, à des lieues de là, Senna trébuchait sur le sol rocailleux. Ses mains étaient écorchées, ses genoux meurtris, mais elle ne s’arrêtait pas. Ses larmes brouillaient sa vue, mêlées à la poussière de la route.
Ses chaussures, déchirées par la course effrénée, ne tenaient plus. Elle les arracha et continua pieds nus, ses pas martelant la terre dure.
— Les dieux… je vous en supplie… protégez-les… protégez le Lys Blanc…
Sa prière se répétait comme un souffle désespéré, tandis que son cœur battait à s’en rompre. Chaque seconde comptait. Chaque détour pouvait être de trop.
Elle évitait les routes trop fréquentées, craignant qu’un œil de la Tour ne la reconnaisse. Son voile trempé de sueur collait à son visage. Ses jambes fléchissaient, mais la pensée d’Elijah et des villageois lui donnait la force de continuer.
Mais sa disparition ne passa pas inaperçue.
Dans la Tour, les nonnes avaient déjà signalé son absence. La grande salle vibrait de la colère glaciale de sa mère.
— Qu’on la retrouve immédiatement ! rugit-elle, ses yeux brûlant d’une rage meurtrière. Fouillez chaque ruelle, chaque maison, chaque chemin. Ma fille ne doit pas quitter ces murs !
Les prêtres et les soldats s’inclinèrent, mais un frisson parcourut l’assemblée. Car tous savaient : la fuite de Senna pouvait compromettre l’ordre de la Tour, et le châtiment serait terrible.
La nuit tombait doucement, et les premières lampes à huile illuminaient les maisons du Lys Blanc, traçant des halos orangés qui se reflétaient sur les sourires des enfants courant dans les ruelles. Des éclats de rire fusaient, se mêlant aux voix des anciens assis sous les vérandas, parlant des récoltes, et aux chants des femmes qui préparaient le repas du soir. L’air portait l’odeur appétissante des ragoûts et du pain grillé, emplissant l’atmosphère d’une chaleur simple, rassurante.
Au milieu de cette ambiance paisible, la grand-mère d’Elijah plaça avec précaution sa vieille marmite fumante au centre de la cour, à l’extérieur. La vapeur se leva, répandant un parfum de bouillon riche et épicé.
— Approchez donc, mes enfants, goûtez à ma soupe ! lança-t-elle avec malice.
Nel fut le premier à bondir, un sourire gourmand au visage.
— Moi, moi ! Je suis ton goûteur officiel, grand-mère, c’est bien connu !
Son empressement provoqua des rires autour de lui, certains adultes secouant la tête.
— Eh bien, quel courage, Nel, fit un ancien en riant. Si tu tombes malade, nous saurons que la soupe n’est pas prête !
— Je survivrai ! répondit Nel la bouche déjà pleine, déclenchant de nouveaux éclats de rire.
Tout n’était que taquineries, complicité et joie. Le village respirait l’harmonie, et l’on aurait dit que rien ne pouvait troubler ce moment.
Assise à côté de Nel, la grand-mère le regarda d’un air attendri.
— Alors, dis-moi, mon garçon… tu n’as donc rien à raconter d’intéressant, à part ta faim ?
Nel fit mine de réfléchir, puis haussa les sourcils avec un sourire malicieux.
— Oh, si ! J’ai surpris Elijah… avec une jeune demoiselle. Un vrai tête-à-tête !
Les enfants proches éclatèrent de rire et reprirent en chœur :
— Elijah et sa demoiselle ! Elijah et sa demoiselle !
La grand-mère plissa les yeux, amusée mais faussement sévère.
— Petit menteur ! Ce n’était pas un secret… J’ai bien vu cette fille voilée, sortie tout droit de la Tour. Tu crois que mes vieux yeux ne voient plus clair ?
Nel ouvrit de grands yeux, pris de court, avant de rire de bon cœur en secouant la tête.
— Alors c’est vrai ! Même toi tu l’as remarquée ! On dirait bien qu’Elijah nous cache des choses…
— Hé, laissez-le tranquille, s’il vous plaît, intervint Harris, qui venait d’arriver, posant son sac sur l’épaule. Notre Elijah a bien le droit de parler à une jolie fille sans que tout le village s’en mêle.
Les éclats de rires reprirent, joyeux, sans malice. La nuit avançait, et le Lys Blanc vibrait de vie.
Puis soudain…
Un sifflement brutal déchira l’air. Un choc sourd retentit au milieu de la place.
Les rires s’étouffèrent instantanément. Tous les regards se tournèrent.
Un corps venait d’être projeté à travers les airs pour s’écraser lourdement sur le sol poussiéreux. Son torse était transpercé par une lance encore vibrante, plantée de part en part.
Le silence fut total.
Puis un cri d’horreur jaillit, et les lampes tremblotèrent sous le souffle d’une peur soudaine.
Les villageois reculèrent, terrifiés.
L’ombre d’une femme s’avança, découpée par la lumière des torches. Son armure noire luisait, son regard brûlait d’une froide détermination.
— Dame Enola…
Son nom fut chuchoté avec effroi.
Derrière elle, les guerriers partisans de la Tour marchaient en rangs serrés, leurs lances levées, leurs bannières claquant dans la nuit. Leurs visages impassibles ne portaient ni pitié, ni hésitation.
Le Lys Blanc venait d’être condamné.
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