Baba-Ayara

Elijah resta silencieux un instant, le souffle court, encore secoué par les révélations de Senna. Ses yeux fixaient la jeune fille, comme s’il cherchait désespérément à lire au plus profond de son âme.

— Merci, dit-il enfin d’une voix grave. Merci de m’avoir dit la vérité… Mais cette prophétie… que dit-elle exactement ? Que devons-nous craindre ?

Senna hésita. Elle ouvrit la bouche, prête à parler, mais un craquement sec derrière elle coupa son élan.

Une ombre se jeta entre eux, et une claque claqua dans l’air humide du crépuscule. La joue pâle de Senna se tourna sous la violence du coup.

— Insolente ! rugit une none à la coiffe sévère. Tu oses désobéir aux ordres et traîner dans la boue avec un… un rustre pareil ?

Elijah, figé, sentit le sang bouillonner dans ses veines. Mais la main de la none s’éleva de nouveau, cette fois pour le pointer du doigt.

— Et toi ! Comment oses-tu lever les yeux sur une fille de son rang ? Tu crois séduire avec tes manières de paysan ? C’est un crime que même les dieux ne pardonnent pas !

Il voulut répondre, mais deux autres nonnes avaient déjà saisi Senna par les bras, la traînant sans douceur. Le regard de la jeune fille, malgré les larmes qui lui montaient aux yeux, chercha une dernière fois celui d’Elijah. Un regard muet, implorant qu’il comprenne.

Puis elles disparurent dans la lueur dorée du soir, laissant Elijah seul dans le champ.

Non loin, Nel, qui avait assisté à la scène, arriva en riant, la main sur le ventre.

— Alors ça ! Tu n’auras pas tenu deux minutes avant de te faire arracher ta princesse, Elijah !

Mais il se figea quand il vit le sérieux dans les yeux de son ami. Elijah posa une main ferme sur son épaule.

— Nel, écoute-moi. Ce n’est pas un jeu. Ce qu’elle m’a dit… c’est grave. Le conseil prépare une chasse. Ils croient que les entités de la prophétie se cachent parmi nous.

Nel cligna des yeux, perdu.

— Tu veux dire… le vieux conte des cartes maudites ?

— Ce n’est pas un conte. C’est réel. Et si nous ne faisons rien, le Lys Blanc sera le premier à brûler. Nous devons prévenir les autres. Sauver ceux qui peuvent encore fuir.

Le rire de Nel s’éteignit. Il hocha lentement la tête, conscient que l’heure des plaisanteries venait de s’achever.

Au même instant, dans les hauteurs de l’académie, Yann avançait d’un pas rapide dans les couloirs sombres de la Tour. Son cœur battait d’excitation à mesure que son plan se dessinait. Arrivé devant les gardes, il demanda audience aux maîtres de la Tour.

Avec un ton grave, feignant la peur, il souffla :

— J’ai des informations. Dans le village du Lys Blanc… on murmure qu’une des Huit entités du Tarot Maudit s’y cache.

Les prêtres échangèrent des regards alarmés. L’un d’eux serra son sceptre d’onyx.

— Es-tu certain de ce que tu avances, garçon ?

Yann baissa humblement les yeux, mais un sourire cruel flottait déjà sur ses lèvres.

— Aussi certain que la mort elle-même.

Pendant ce temps, loin des manoirs, la marche de Barton Reiz poursuivait son rythme de tonnerre à travers les routes boueuses. La troupe, silhouette noire sous la lune, approchait des confins de la forêt Noire. Mais avant d’y entrer, ils firent halte près du village des Cerisiers, bourgade ancienne, connue pour ses fêtes colorées et ses vieilles légendes.

Dans les tavernes, les murmures s’étaient changés en rumeurs brûlantes. Barton, assis à une table de bois, écoutait d’une oreille attentive les ragots qui enflaient autour de lui.

— On dit qu’un jeune homme étrange a été recueilli par Baba-Ayara, la divinatrice, glissa un vieillard édenté. Sa peau sombre comme l’écorce, ses yeux pourpres comme le vin. Elle l’aurait trouvé près du vieux pont de pierre… à moitié mort.

Un autre ajouta, la voix basse :

— Certains prétendent qu’il vient des Terres Oubliées. Qu’il a franchi ce que nul n’a jamais osé franchir.

Les poings de Barton se crispèrent sur sa chope. Son regard d’acier brilla d’un éclat féroce.

— Conduisez-moi à Baba-Ayara, ordonna-t-il. Tout de suite.

Un silence lourd s’installa dans la taverne. Puis, lentement, les villageois s’inclinèrent. Car on savait qu’on ne refusait rien au commandant Reiz.

La maison de Baba-Ayara se trouvait à l’écart du village, au bord d’un petit bois de cerisiers dont les fleurs fanées jonchaient encore le sol humide. Une bâtisse modeste, faite de pierres sombres et de poutres tordues, d’où s’échappait une fumée épaisse à l’odeur de plantes séchées et de racines brûlées.

Barton Reiz frappa à la porte d’un coup sec. Elle s’ouvrit d’elle-même, grinçante, comme si la vieille l’attendait déjà.

— Entrez, murmura Baba-Ayara d’une voix rocailleuse.

La vieille divinatrice était voûtée, ses longs cheveux gris retombaient en mèches folles sur un voile rouge sombre. Ses yeux, laiteux mais étrangement perçants, semblaient lire dans l’âme des hommes.

Barton entra, suivi de deux de ses soldats, tandis que les autres restaient en faction dehors. La pièce était éclairée par la seule flamme tremblotante d’une lampe à huile, projetant des ombres inquiétantes sur les murs couverts de symboles et de talismans.

Ils prirent place autour d’une table basse. Baba-Ayara versa lentement un thé noir au parfum amer dans de petites coupes de terre cuite. Elle les tendit sans un mot. Barton ne toucha pas à la sienne, son regard rivé sur la vieille.

— On raconte que tu as recueilli un étranger, dit-il froidement. Peau sombre. Yeux pourpres. Je veux le voir.

La vieille esquissa un sourire édenté.

— Je ne reçois que ceux qui ont besoin d’un toit… dit-elle d’un ton calme. Mais nul aux yeux pourpres n’a franchi ma porte.

Un silence pesant tomba. Les soldats échangèrent des regards méfiants. Barton, impassible, se contenta d’appuyer ses deux mains gantées sur la table, penché vers elle.

— Ne me mens pas, vieille. Je n’ai pas chevauché jusqu’ici pour des contes de taverne.

Sans répondre, Baba-Ayara sortit une petite boîte de bois sculpté et en renversa le contenu sur la table. Des dés gravés de symboles occultes roulèrent, heurtant le bois avant de s’immobiliser en formant un étrange motif. Les lignes semblaient s’entrecroiser pour dessiner des glyphes que nul ne comprenait… sauf elle.

Ses yeux s’écarquillèrent. Elle inspira profondément.

Alors, l’air de la pièce se fit lourd, étouffant. La lampe vacilla, puis s’éteignit d’elle-même. Une obscurité épaisse engloutit tout. Au-dehors, le ciel s’embrasa soudain, zébré d’éclairs furieux, et un grondement de tonnerre fit trembler la terre.

Les soldats bondirent sur leurs pieds, effrayés. Des villageois, rassemblés à l’extérieur, crièrent et se mirent à prier.

Seule Baba-Ayara resta immobile. Sa voix s’éleva, basse et grave, résonnant comme venue d’ailleurs :

— Tu n’entends donc rien, Barton Reiz ? Tu n’entends pas l’avertissement des cieux ? Si tu entres dans la Forêt Noire, tu condamnes les Douze Royaumes. Tu les laisseras sans protection… et quand tu reviendras, il ne restera que cendres et lamentations.

Barton demeura impassible, bien qu’un éclair illumina son visage fermé.

— Où est-il ? fit-il d’une voix glaciale.

La vieille hocha la tête lentement.

— Celui que tu cherches… je l’ai vu. La nuit de la tempête. Il s’est effondré devant mon seuil, brisé par la route. Je l’ai soigné, oui. Mais il n’est pas resté. À peine avait-il repris son souffle qu’il demanda son chemin. Puis il disparut, comme une ombre.

Le silence tomba à nouveau, seulement brisé par le fracas du tonnerre.

Le calme de Barton se fissura. Il se redressa d’un bond, son poing s’abattant sur la table, renversant les dés.

— Vieille folle ! rugit-il. Pourquoi ne l’as-tu pas tué ? Pourquoi n’as-tu pas prévenu la Tour ? Les maréchaux ? Tu as abrité un monstre et tu l’as laissé fuir !

Les soldats tirèrent leurs lames à moitié, prêts à fondre sur elle, mais Baba-Ayara ne bougea pas. Elle soutint son regard brûlant avec une sérénité glaçante.

— Parce que ce n’est pas un monstre, dit-elle. C’est un signe. Et les signes ne s’abattent pas comme du bétail.

Un silence terrible suivit, les murs semblant vibrer de la fureur contenue de Barton.

Baba-Ayara, toujours assise, regardait Barton avec ses yeux voilés mais pleins d’une étrange lucidité. Sa voix, calme mais tranchante, fendit le silence :

— Ce n’était pas mon destin de l’arrêter…

Un murmure parcourut la pièce. L’un des soldats s’avança, le visage grave, tenant fermement la garde de son épée :

— Capitaine… dans la prophétie, une Divinatrice est mentionnée. Ça ne peut être qu’elle. Elle est l’une des entités du Tarot Maudit !

Un autre appuya aussitôt, suivi par le reste de l’escorte. Tous fixaient Baba-Ayara comme si elle n’était plus une vieille femme, mais une menace à abattre.

Barton, les mâchoires serrées, fit un pas vers elle, sa main se posant sur la garde de son épée. L’air se fit plus lourd encore, chargé d’électricité et de colère contenue.

Baba-Ayara éclata d’un rire rauque, grinçant, qui résonna comme un écho malsain dans la maison. Elle ne bougea pas d’un pouce, défiant Barton du regard.

— Tu te trompes de cible, Barton Reiz… dit-elle en reprenant son souffle.

Elle ramassa lentement ses dés occultes et les relança sur la table. Les symboles se dessinèrent d’eux-mêmes, formant une constellation inquiétante. À peine eut-elle lu leur message qu’un silence glacial envahit la pièce.

Puis elle déclara d’une voix profonde :

— Ce n’est pas la Divinatrice que tu dois craindre. Bientôt… un marchand sans âme distribuera la mort. Veille à tes descendants, capitaine, car c’est dans ton propre sang que le mal frappera.

Les soldats reculèrent d’effroi. Leurs yeux s’agrandirent, certains se signèrent, d’autres murmurèrent des prières. Mais Barton resta de marbre, bien qu’une ombre traversa son regard.

— Assez de tes énigmes, vieille folle, gronda-t-il. Tu te joues de moi. Où se trouve le démon sans nom ? Dis-le, ou je t’arrache la langue.

Le tonnerre gronda de nouveau, comme pour ponctuer sa menace. Baba-Ayara, impassible, plongea ses doigts noueux dans les dés et les serra contre sa poitrine.

— Le soir de la tempête… il a frappé à ma porte, oui. Mais je n’étais pas la Divinatrice qu’il cherchait. Il s’est contenté de demander sa route. Et puis, il s’en est allé.

Son sourire se fit cruel, presque moqueur.

— Tu arrives trop tard, Barton Reiz. Le démon sans nom marche déjà vers son destin.

Un silence terrible suivit ses paroles. Les soldats attendaient l’ordre, tremblants entre la peur de la tuer et la crainte de ce qu’elle représentait. Barton, lui, restait figé, déchiré entre son instinct de soldat et la conscience qu’un pas de travers face à elle pouvait signer sa perte.

Barton, le visage déformé par la colère, dégaina à demi son épée, prêt à fondre sur Baba-Ayara. Ses soldats, nerveux, attendaient l’ordre. Mais avant qu’il ne fasse un pas de plus, un grondement sourd résonna dans la pièce.

Un jeune garçon venait d’apparaître à l’entrée de la maison. Ses pieds nus frappèrent le sol de bois avec une force insoupçonnée. Une onde invisible se propagea, secouant murs et poutres. Dans un fracas, soldats et villageois furent repoussés en arrière comme balayés par une bourrasque.

Barton, seul, parvint à résister, mais ses bottes glissèrent sur le sol, ses jambes s’enfonçant légèrement sous l’impact.

Le garçon, frêle en apparence mais les yeux brûlants d’une lueur farouche, se plaça devant sa grand-mère, en position de défense. À ses chevilles, deux fils rouges ornés de morceaux de charbon scintillaient comme s’ils brûlaient d’une flamme invisible. Son simple débardeur et son short froissés juraient avec la puissance qui émanait de lui.

— Ça suffit ! gronda-t-il d’une voix claire. Laissez ma grand-mère tranquille, ou je vous jure que vous le regretterez.

Un silence incrédule tomba. Les soldats échangèrent des regards incertains, certains déjà terrifiés par ce qu’ils venaient de subir.

Baba-Ayara se leva lentement, posa une main protectrice sur l’épaule du garçon et le repoussa légèrement derrière elle. Ses yeux d’ombre se plantèrent dans ceux de Barton.

— Je t’ai déjà dit, Barton Reiz, ton plus grand malheur ne viendra pas de moi… ni même de ce que tu crois chasser.

Elle leva une main vers lui, ses doigts squelettiques tremblant d’une énergie contenue.

— Le marchand de la mort approche. Retourne protéger les tiens, protège tes enfants… avant qu’il ne soit trop tard.

Un souffle étrange parcourut la pièce. Puis, dans un geste sec, Baba referma ses mains. Les lourdes portes de bois claquèrent violemment, se fermant d’elles-mêmes sous les yeux écarquillés des soldats. L’écho résonna comme le glas d’une malédiction.

À l’extérieur, les villageois s’étaient rassemblés, inquiets, murmurant des prières à voix basse. Barton, haletant, la main toujours crispée sur la garde de son épée, resta figé devant la maison close. Ses hommes, tremblants, attendaient ses ordres, incapables de cacher leur peur.

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