Chapitre 4 — Ombres du Passé

La nuit tombait sur les Hautes-Terres d’Eldenor, et la brume rampait lentement sur les ruines d’un ancien sanctuaire oublié. Le vent hurlait entre les pierres brisées, comme s’il cherchait à réveiller les souvenirs enfouis dans la pierre.

Kaelan se tenait au sommet d’une colonne effondrée, observant le paysage en silence. À ses côtés, Lysara, l’étrange créature magique aux yeux d’argent, froissait entre ses doigts une plante bleutée qu’elle venait de cueillir.

— Ce lieu a été bâti par tes ancêtres, murmura-t-elle. C’est ici que le pacte fut scellé. Et c’est ici que tout a commencé.

Kaelan ne répondit pas immédiatement. Son regard se perdit dans la brume, là où les ombres du passé s’étiraient comme des spectres invisibles. Il savait qu’il devait apprendre la vérité. Mais il ne savait pas encore s’il était prêt à la porter.

— Dis-m’en plus, Lysara, dit-il enfin. Dis-moi ce qu’ils ont fait.

Les échos du sang

Lysara effleura une dalle gravée. Son contact fit jaillir une lueur pâle, et le monde bascula.

Un flash. Un autre temps. Une autre vie.

Kaelan chancela, emporté dans une vision.

Ils étaient trois. Trois rois, unis par un même sang, une même ambition. Aldorien, le Conquérant. Malekar, le Sombre. Vaelor, le Sage. Ensemble, ils avaient forgé Elyndor dans la guerre et la magie. Mais leur alliance n’avait pas duré.

La vision s’intensifia.

Kaelan vit Aldorien — son ancêtre — brandir une épée tachée de noirceur, forgée dans le sang de mille ennemis. Pour vaincre leurs rivaux, les Rois de Sang avaient conclu un pacte interdit avec une entité connue seulement sous le nom de l’Abîme d’Onyx.

Une magie ancienne, oubliée des hommes, faite d’offrandes, de serments et de sacrifices humains.

— Pour chaque victoire, un enfant, murmura Lysara dans la vision. Pour chaque royaume conquis, un héritier donné à l’ombre.

La malédiction n’était pas un sort jeté de l’extérieur. C’était le prix du trône. Un pacte de pouvoir qui s’était transformé en chaîne éternelle.

Kaelan tomba à genoux alors que la vision s’estompait. La nausée le prenait à la gorge. Il comprenait maintenant. Le sang des rois n’était pas noble. Il était maudit depuis la première pierre du palais royal.

— Ils ont sacrifié leurs propres fils pour asseoir leur empire… souffla-t-il.

Lysara hocha lentement la tête.

— Et l’Abîme réclame toujours sa dîme.

La chambre scellée

La nuit s’était épaissie autour d’eux, mais Lysara guida Kaelan jusqu’à un caveau scellé sous les ruines. La pierre gravée portait le symbole des trois rois, entrelacé d’un serpent noir.

— Tu dois entrer seul, dit-elle.

— Et si je ne reviens pas ?

Elle haussa les épaules, un sourire ambigu aux lèvres.

— Alors Elyndor ne mérite pas d’être sauvé.

Kaelan prit une inspiration tremblante et poussa la lourde dalle. Un souffle glacé s’en échappa. Il descendit.

Les murs étaient couverts de fresques anciennes. Des batailles, des rituels, des visages déformés par la souffrance. Au fond, un autel brisé. Et sur cet autel, un miroir d’obsidienne.

Kaelan s’approcha. Le miroir ne reflétait pas son image, mais celle d’un autre : un jeune roi, couronné, le regard vide… qui lui ressemblait étrangement.

Soudain, la pièce se mit à vibrer. Une voix s’éleva. Grave. Ancienne.

— Kaelan d’Elyndor… dernier des Rois de Sang. Te crois-tu différent ?

Le prince recula d’un pas.

— Je veux rompre le pacte. Libérer mon peuple.

— Et ton trône ? Ton nom ? Ta vengeance ? Tu ne peux effacer ce qui est gravé dans ton sang.

Le miroir frémit. Une main d’ombre s’en échappa, se tendant vers lui.

— Tu es né de l’obscurité.

Kaelan, submergé, sentit une colère ancienne s’éveiller en lui. Il hurla et frappa le miroir de sa lame. L’obsidienne éclata en mille fragments… et une onde de magie noire le traversa.

Il s’effondra.

Quand il rouvrit les yeux, il était de retour à l’extérieur. Lysara l’observait, impassible.

— Tu l’as vu, dit-elle.

Kaelan hocha la tête, les traits tirés.

— Je suis… l’héritier d’un crime éternel.

— Oui, répondit-elle doucement. Mais tu n’es pas obligé d’en devenir le prolongement.

Il resta silencieux.

Et pour la première fois, Kaelan se demanda s’il était vraiment capable de sauver Elyndor… ou s’il n’était que l’ultime maillon d’une chaîne de ténèbres.

Le poids du nom

Ils reprirent la route au lever du jour, Kaelan plus taciturne que jamais. Le souvenir du miroir hantait chacun de ses pas. Le silence de Lysara n’aidait pas. Ce n’est qu’au crépuscule qu’elle rompit enfin le silence.

— Ton père a tenté de briser le pacte, dit-elle. Il a échoué. Et c’est pour cela qu’il a été tué.

Kaelan s’arrêta net.

— Tu sais qui l’a tué ?

— Pas encore. Mais tu portes déjà la marque. D’autres viendront. Et certains… sont déjà proches.

Il plissa les yeux.

— Tu parles de Tharin ?

— Je parle de ceux qui t’entourent en souriant, mais servent d’autres maîtres. Ce royaume est un nid de serpents.

Le feu de camp qu’ils allumèrent cette nuit-là ne parvint pas à réchauffer le froid qui étreignait le cœur du prince.

Il comprenait maintenant. Il ne s’agissait plus seulement de vaincre un ennemi ou de reconquérir un trône.

Il devait faire face à l’héritage de toute une lignée. Un héritage fait de sang, de serments brisés et de ténèbres.

Révélations au clair de lune

Tard dans la nuit, Maela les rejoignit, couverte de boue et de sang. Elle avait fui un assaut ennemi contre les résistants du nord.

— Ils nous ont trahis. Quelqu’un a vendu nos positions, dit-elle d’une voix grave. J’ai vu des étendards noirs… avec un serpent rouge. Le symbole des anciennes guildes interdites.

Lysara pâlit.

— Le Culte du Serment. Ils sont liés à l’Abîme. S’ils se manifestent à nouveau, la malédiction va se renforcer.

Kaelan serra les poings.

— Alors je dois les affronter. Quoi qu’il en coûte.

Maela posa une main sur son bras. Son regard était différent, plus doux.

— Tu ne porteras pas seul ce poids.

Lysara détourna les yeux.

— Tu devrais faire attention à ce que tu offres. L’amour, dans ta lignée, a toujours été une faiblesse exploitable.

Mais Kaelan ne répondit pas.

Il avait vu les ombres du passé. Il connaissait maintenant l’origine du sang royal, et la cruauté du prix payé. Mais plus encore… il commençait à percevoir le véritable ennemi.

Ce n’était ni une armée.

Ni une créature.

C’était une idée. Un legs.

Et il devait le renverser, ou mourir en essayant.

Fin du chapitre- Le cri du miroir

Alors qu’il s’endormait enfin, une dernière vision le transperça.

Il vit le miroir d’obsidienne… recomposé.

Et dans son reflet, un homme en armure noire, au regard identique au sien, couronné… tenant l’épée d’Aldorien.

— Frère… dit la vision, d’une voix glacée. Tu ne peux pas me fuir. Je suis ce que tu deviendras.

Kaelan se réveilla en sursaut, haletant, le cœur battant.

— Non… ce n’est pas moi.

Mais dans son sang, quelque chose grondait. Une faim. Une puissance ancienne… qui appelait.