Les rumeurs du village

Chapitre 2 – Les rumeurs du village

Le jour se leva sur Nkwen avec une lumière blafarde. Le ciel semblait couvert d’un voile gris, comme si même le soleil hésitait à éclairer cette terre endeuillée. Aminatou sortit de la chambre où elle n’avait presque pas dormi. Ses yeux brûlaient, mais elle marcha droit, feignant une force qu’elle n’avait pas.

La cour familiale était déjà animée. Des femmes s’affairaient autour des marmites, les flammes crépitant sous les foyers de fortune. Des enfants couraient pieds nus, leurs rires dissonant avec l’ambiance lourde du deuil. Plus loin, des hommes discutaient à voix basse, s’interrompant brusquement dès qu’elle approchait.

Elle le sentit immédiatement.

Les regards.

Les chuchotements.

L’étrangère revenue d’Europe pour l’enterrement, mais absente quand il fallait protéger, quand il fallait aimer.

Un nœud lui serra la gorge. Elle inspira, mais l’air lui-même semblait chargé de reproches.

...Les anciens...

Sous l’immense manguier, trois anciens étaient assis. Leurs cannes plantées dans la terre, ils semblaient des statues vivantes. Leurs voix graves résonnaient comme des tambours lointains.

— Le fils Nji n’est pas parti de lui-même, dit l’un.

— Chut, murmura un autre, les murs ont des oreilles.

— Les morts aussi écoutent, ajouta le troisième, et parfois… ils répondent.

Le silence tomba aussitôt. Les trois paires d’yeux se tournèrent vers Aminatou qui passait, ses pas rapides trahissant son trouble. Elle détourna le regard, mais les mots restèrent suspendus dans son esprit.

Pas parti de lui-même ?

...Tayo – Les chaînes du silence...

Je la vois marcher, droite, comme une guerrière. Mais ses yeux la trahissent. Elle entend déjà ce que tout le monde murmure : Nji n’est pas mort par hasard.

J’aimerais courir vers elle, lui dire la vérité. Mais ma gorge se serre.

Parce que la vérité est lourde.

Parce que la vérité tue.

Si je parle, je brise une promesse.

Si je me tais, je la condamne à errer dans l’ombre.

Je serre les poings.

Et je reste dans l’ombre, moi aussi.

...Suh – Le feu de la rumeur...

Les gens parlent.

Et moi, je laisse parler.

Qu’ils disent qu’il est tombé par accident.

Qu’ils prétendent que c’est la volonté des ancêtres.

Qu’ils inventent des histoires pour cacher leur lâcheté.

Moi, je sais.

Je sais que la vérité est plus sombre.

Et je sais que tôt ou tard, Aminatou devra entendre.

Alors je répands des braises. Des phrases courtes, lancées comme des étincelles.

— On dit qu’il avait des ennemis.

— On dit qu’il savait trop de choses.

— On dit que l’eau l’a choisi.

Les gens frissonnent. Et la peur s’installe.

...Mabo – La vision...

La nuit précédente ne m’a pas laissé en paix.

Encore une fois, j’ai rêvé.

L’eau.

Toujours l’eau.

Nji qui tend la main, englouti par des ombres translucides.

Ce matin, quand j’ai croisé Aminatou, j’ai failli tout lui dire. Mais comment expliquer que je vois son frère dans mes rêves ? Comment expliquer que son visage se défait, encore et encore, comme s’il se noyait dans une boucle sans fin ?

Je me tais. Mais mes yeux me trahissent.

Et Aminatou l’a vu.

...Aminatou – Le poids des voix...

Les rumeurs me suivent comme des ombres.

Chaque pas dans ce village est un rappel de mon absence.

Chaque sourire forcé cache un reproche.

Mais ce sont surtout les mots des anciens qui m’obsèdent.

Nji n’est pas parti de lui-même.

Je m’assois à l’ombre du manguier. Le vent souffle, mais au lieu d’apporter la fraîcheur, il m’apporte des voix.

« Tu n’as pas rappelé. »

« Tu l’as laissé seul. »

« Recommence. Jusqu’à ce que tu voies. »

Je ferme les yeux.

Et tout recommence.

La boucle

> ||Je me réveille.||

||Le soleil blafard.||

||Les marmites qui fument.||

||Les regards qui me jugent.||

||Les anciens sous le manguier.||

Le cœur d’Aminatou s’accélère. Elle lève les yeux. Les mêmes mots. Les mêmes gestes. La même journée.

Un frisson glacé traverse sa colonne vertébrale. Elle serre les dents, tente de briser le fil en marchant ailleurs. Mais tout s’aligne, inévitablement.

La poussière.

Les chuchotements.

Le manguier.

Et encore—

« Nji n’est pas parti de lui-même. »

Le monde se plie.

La boucle se referme.

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