Chapitre 0 – Le départ
L’aéroport s’emplissait d’annonces et de pas pressés. Des valises roulaient sur le carrelage brillant, des enfants pleuraient, et des voix s’entremêlaient dans un mélange de langues.
Aminatou serrait son billet entre ses doigts, immobile au milieu du flux.
Un aller simple. Bruxelles – Douala.
Cela faisait plus de quinze ans qu’elle n’était pas retournée « chez elle ». Chez elle ? Le mot lui-même lui paraissait faux. Son enfance au Cameroun n’était qu’une suite de souvenirs flous : le parfum du feu de bois au petit matin, les éclats de rire d’un garçon qui courait toujours plus vite qu’elle… Nji.
Son frère.
Elle baissa les yeux, comme pour fuir son propre reflet dans les vitres. L’écran de son téléphone affichait encore le dernier message vocal de Nji, enregistré deux semaines avant sa mort. Sa voix grave et pressante résonnait :
— « Amina… rappelle-moi. J’ai quelque chose d’important à te dire. C’est sérieux cette fois. Ne tarde pas, je t’en prie. »
Elle n’avait pas rappelé.
Le travail, les soirées entre amis, les excuses faciles avaient rempli ses journées. Et maintenant, il était trop tard.
L’avion traversa la nuit.
Aminatou resta éveillée, le front collé contre le hublot.
Sous elle, l’océan s’étendait comme une ombre infinie. Chaque vague invisible semblait murmurer. Était-ce son imagination fatiguée, ou bien une voix ?
« Tu n’as pas répondu… »
Elle sursauta. Personne autour ne semblait avoir parlé. Les passagers dormaient, bercés par le ronronnement des moteurs. Elle inspira profondément et secoua la tête. Trop d’émotions. Trop de regrets.
Mais les mots restaient accrochés à ses oreilles.
Comme si Nji lui parlait encore.
L’arrivée à Douala fut un choc de chaleur et de bruits.
L’air était épais, saturé de poussière et de klaxons.
À peine sortie, elle fut happée par la foule des chauffeurs de taxi, chauffeurs de bus, par les appels, les odeurs de poisson grillé, de carburant, de terre humide.
L’Europe lui sembla soudain lointaine, fragile, artificielle.
Un cousin qu’elle connaissait à peine l’attendait avec une pancarte où son prénom était mal orthographié. Ils échangèrent quelques mots polis, sans chaleur. Le silence s’imposa bientôt, seulement brisé par les cahots de la voiture et la musique d’une radio grésillante.
Aminatou observait le paysage : les marchés grouillants, les femmes portant des bassines sur la tête, les enfants courant pieds nus. Tout lui paraissait étranger, comme si elle découvrait un monde auquel elle appartenait sans jamais l’avoir compris.
Puis, au fil de la route, la ville céda la place aux collines verdoyantes. Le goudron disparut, remplacé par une piste rouge poussiéreuse. Chaque cahot faisait vibrer son corps et ses souvenirs.
C’est là, pensa-t-elle. Là que tout avait commencé.
Un premier flash remonta, vif comme une gifle.
Elle avait six ans. Nji, neuf.
Il la tirait par la main vers la rivière, riant aux éclats.
— « Viens, Amina ! On doit leur prouver qu’on n’a pas peur ! »
Elle se souvenait de l’eau sombre, des pierres glissantes, des voix des anciens qui leur criaient de ne pas s’approcher. Mais Nji n’écoutait jamais.
Il s’était penché au-dessus de l’eau et avait murmuré quelque chose qu’elle n’avait pas compris.
Puis un remous étrange avait parcouru la surface, comme si la rivière avait répondu.
Aminatou avait hurlé et s’était enfuie, tirant son frère par la manche.
Mais Nji avait seulement ri.
« Tu as peur des murmures ? » avait-il dit.
Elle avait oublié cette scène… jusqu’à maintenant.
La voiture s’arrêta au bord d’un village.
Nkwen.
Son village natal.
Le ciel était déjà teinté d’ocre. Des chants résonnaient au loin : graves, répétés, lourds comme une prière.
Le cousin lui désigna la grande maison familiale où se préparait la veillée. Elle hocha la tête, mais ses pas restèrent figés.
Le vent apporta un parfum de vin de palme et de fumée.
Et avec lui… une voix.
« Tu es revenue… enfin. »
Elle se retourna brusquement.
Personne. Juste des enfants qui jouaient à la marelle dans la poussière.
Mais ses mains tremblaient.
Elle savait.
Ce voyage n’était pas seulement pour l’enterrement.
Quelque chose l’avait rappelée.
Dans la maison, le corps de Nji reposait sous un grand drap blanc. Les femmes pleuraient en cadence, leurs voix montant et descendant comme une marée.
Aminatou s’avança, hésitante.
Chaque pas résonnait dans sa poitrine comme un tambour.
Elle voulut soulever le drap, revoir son visage une dernière fois. Mais sa tante lui saisit le poignet :
— « Pas encore. La nuit n’est pas propice. Attends demain. »
Aminatou obéit, mais son cœur criait.
Elle voulait voir. Elle devait voir.
Alors, malgré elle, son regard glissa vers un miroir posé contre le mur.
Dans le reflet, derrière son épaule, elle crut distinguer une silhouette.
Un jeune homme, souriant.
Nji.
Mais quand elle se retourna, il n’y avait que le vide.
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Cette nuit-là, elle dormit à peine.
Allongée sur un lit de fortune, les oreilles pleines des chants funèbres qui continuaient dehors, elle ferma les yeux.
Le sommeil la happa par vagues, la recracha dans des éclats de rêves.
Elle revoyait la rivière.
Les mains surgissaient de l’eau.
Pas pour l’entraîner, mais pour lui tendre quelque chose : un carnet, aux pages couvertes de symboles étranges.
Puis la voix de Nji.
— « Tu dois écouter, Aminatou. Écoute-les. »
Elle se réveilla en sursaut.
La bassine au coin de la chambre débordait.
De l’eau claire, lumineuse, glissait lentement sur le sol.
Et au milieu de ce silence, une phrase, distincte, s’imposa dans sa tête :
« Recommence… jusqu’à ce que tu voies. »
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