Chapitre trois:

Le tableau se couvrait lentement de notes et de dates, la craie crissait avec un rythme familier qui aurait dû l’apaiser. D’ordinaire, Rengoku menait ses cours avec une précision presque rituelle : chaque transition calculée, chaque référence historique pesée, chaque étudiant sollicité à point nommé. Aujourd’hui pourtant, son attention ne lui appartenait qu’à moitié.

Il parlait des ruptures fondamentales entre droit romain et droit coutumier, de la naissance des institutions médiévales, et sa voix résonnait dans l’amphithéâtre comme d’habitude. Les étudiants prenaient des notes, certains regardaient leur écran. Mais ses yeux revenaient sans cesse vers Kamado Tanjiro.

Il voyait la raideur de sa nuque, la façon dont il pliait légèrement les doigts autour de son stylo, l’intensité contenue de son regard. C’était un regard qu’il connaissait. Un regard de ceux qui se forgeaient en silence une obligation d’irréprochabilité. Rengoku ressentait, sans le vouloir, une résonance. Des souvenirs anciens teintés de responsabilités portées au-delà du raisonnable.

Il secoua la tête, feignant le détachement nécessaire au rôle de professeur. Il reprit son explication sur l’influence du droit canonique aux XIIe–XIIIe siècles, sachant que la salle buvait ses mots. Pourtant, une part de lui restait rivée vers ce jeune homme trop sérieux.

L’heure de fin sonna. Le brouhaha remonta, les chaises raclèrent. Tanjiro rangea méthodiquement ses affaires, déjà prêt à se rendre au cours suivant. Rengoku hésita une seconde, puis sa voix se leva à nouveau, plus douce qu’il ne l’aurait voulu.

— Kamado…

Tanjiro s’immobilisa et releva les yeux, un mélange de surprise et de bonheur sur le visage.

— Tu…travailles beaucoup, dit Rengoku en s’approchant d’un pas. Trop, peut-être.

La phrase était simple. La façon dont il la prononçait ne l’était pas. Tanjiro rougit légèrement, le regard cherchant aussitôt une excuse prête.

— Je…je ne veux pas prendre de retard, répond Tanjiro.

Rengoku s’arrêta à la hauteur du jeune homme et posa une main légère sur le dossier d’un siège, comme pour ne pas rompre l’équilibre fragile de la scène. Il parla sans hauteur pédagogique, avec un ton qui laissait transparaître une préoccupation sincère.

— La rigueur est une qualité. Elle forge. Mais elle use aussi, Kamado. Les études d’Histoire du droit exigent de la patience et de la constance, pas l’épuisement. Si jamais c’est trop — si tu sens que la charge devient trop lourde — il y a des ressources sur le campus. Le service d’aide psychologique. Les permanences pédagogiques. Et… mes heures de permanence, si tu préfères en parler avec moi…

Tanjiro sembla surpris par l’offre, comme s’il n’avait pas envisagé qu’un professeur puisse s’intéresser à lui autrement que par ses notes. Sa voix trembla presque d’un étonnement humble.

— Vous…vous proposez cela ? Pour moi ?

Rengoku esquissa un demi-sourire, un geste à la fois professionnel et étrangement protecteur.

— Je t’avoue que ça ne me ressemble pas. Mais, j’ai décidé de faire une exception. Tu as l’air de porter trop de choses sur tes épaules et ça m’inquiète.Comme je te l’ai dit le jour de notre rencontre, je suis japonais. La culture nous a appris la politesse et l’effort jusqu’à l’excès. Encore aujourd’hui, je me surprends à me méfier de l’épuisement chez les autres parce que je sais à quel point c’est dangereux.

Tanjiro hocha la tête, pris entre la gratitude et la gêne. Il murmura un remerciement.

— Très bien, dit Rengoku en lui rendant son regard. Passes me voir si tu en ressens le besoin. Mais surtout : dors. Manges correctement. Étudies, oui, mais pas au détriment de ton bien être.

Il recula d’un pas, se replongea instantanément dans le rôle qu’il connaissait, cette armure solaire qu’il arborait en public, quand une étudiante vint s’adresser à lui. Tanjiro resta un instant immobile, le cœur serré par une émotion confuse ; puis il s’effaça dans le flux des étudiants qui sortaient.

Rengoku resta quelques secondes de plus, regardant la salle se vider, sentant une friction étrange entre le devoir professionnel et une curiosité personnelle qui lui était malaisée. Il se dit qu’il devait garder la distance. Il se dit aussi — plus honnêtement, et sans l’avouer à personne — qu’il avait envie de savoir ce qui pesait sur ce garçon à l’allure trop sérieuse.

Il prit une dernière inspiration, rassembla ses notes, et descendit lentement l’estrade.

...**...

Le réfectoire bruissait comme une ruche. Entre les plateaux qui s’entrechoquaient et les conversations qui se croisaient, l’endroit avait tout de la banalité rassurante d’un campus. Rengoku avança avec son plateau, chargé plus qu’il n’en faudrait pour un déjeuner, et repéra sans peine la haute silhouette d’Uzui déjà installée dans un coin moins bruyant.

— Tu prends toujours de quoi nourrir un bataillon, ricana ce dernier en voyant arriver son meilleur ami.

Rengoku éclata d’un rire clair.

— Il faut bien tenir jusqu’au prochain cours !

Ils s’assirent l’un en face de l’autre. La routine avait quelque chose de confortable, une habitude forgée depuis plus de dix ans. Ils avaient partagé les mêmes bancs d’amphi, les mêmes nuits blanches à réviser, les mêmes doutes quand, diplôme en poche, le marché de l’emploi les avait laissés à la porte. C’était l’école elle-même qui leur avait tendu la main, leur proposant de rester, mais de l’autre côté du pupitre cette fois. Une transition étrange, que ni l’un ni l’autre n’avait anticipée.

Uzui, qui découpait distraitement son steak, lança d’une voix plus grave qu’à l’accoutumée :

— Tu sais, parfois, je me demande si je te comprends vraiment.

Rengoku releva les yeux, surpris par le sérieux de la remarque

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

Uzui haussa les épaules, mais son regard brillait d’une acuité qu’il ne laissait pas souvent paraître.

— Tu donnes toujours l’impression d’être… solaire. Clair. Transparent. Mais il y a des moments où j’ai l’impression que je ne sais pas ce qui est vrai ou faux dans ce que tu montres. Comme si tu avais un masque que même moi, après tout ce temps, je n’arrivais pas à percer.

Un silence s’installa, léger mais réel. Rengoku reposa sa fourchette, cherchant une réponse qui ne soit pas une esquive.

— Nous avons tous des parts de nous que nous gardons en retrait, dit-il finalement. Même toi.

Uzui ricana doucement.

— Peut-être. Mais toi, tu es plus doué que moi pour brouiller les pistes.

Il but une gorgée d’eau, puis reprit d’un ton plus léger mais tout aussi incisif :

— Et d’ailleurs… j’ai remarqué ton regard la dernière fois.

Rengoku fronça légèrement les sourcils.

— Pardon ?

— Oui, la façon dont tu regardes le petit Kamado Tanjiro. Et ne me donnes pas d’excuse bidon, je sais faire la différence entre un prof attentif et un prof qui se met des barrières pour ne pas trop s’approcher.

La remarque resta suspendue au-dessus de la table comme une flèche. Rengoku ne répondit pas tout de suite. Il se contenta de couper un morceau de pain et de le porter à sa bouche, gagnant quelques secondes.

Uzui pencha la tête.

— Tu vois ? C’est exactement ce que je veux dire. On ne sait jamais ce qui se passe dans ta tête. Mais moi je le sens, Kyojuro. Tu fais comme si tout allait bien, comme si ton rôle de prof te suffisait…mais tu observes ce gamin d’une manière qui n’a rien à voir avec le simple suivi pédagogique.

Rengoku serra un instant sa serviette dans sa main, puis relâcha la pression. Sa voix, quand elle sortit, était mesurée.

— J’essaie seulement de veiller à ce qu’il ne s’épuise pas...

Uzui le scruta un moment, puis hocha lentement la tête.

— Peut-être. Mais, moi je m’inquiète pour toi. Les barrières que tu poses, elles protègent peut-être l’autre… mais elles t’enferment toi aussi.

Rengoku soutint son regard sans fléchir, mais quelque chose vibra dans ses yeux clairs, une nuance que même Uzui n’aurait pas su définir. Puis il sourit, comme il savait si bien le faire, d’un éclat franc qui balayait toute ombre.

— Allons, assez de sérieux. Mangeons avant que ça refroidisse.

Et de nouveau, il fut solaire.

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