L’appartement n’était pas bien grand, mais il suffisait. Trois chambres exiguës, un salon qui faisait aussi office de salle à manger, une cuisine étroite où s’entassaient déjà des assiettes sales. Pourtant, il y régnait une chaleur particulière, un désordre vivant qui rappelait qu’ici, trois garçons essayaient tant bien que mal de se construire une nouvelle vie.
Samedi après-midi. Zenitsu et Inosuke étaient affalés sur le canapé, les yeux rivés à l’écran où des avatars colorés s’affrontaient dans un vacarme de tirs et d’explosions. Zenitsu hurlait comme si sa vie en dépendait, jurant entre deux respirations, tandis qu’Inosuke riait à gorge déployée chaque fois qu’il lui faisait perdre une manche.
— Arrête de tricher ! crie Zenitsu, les doigts crispés sur la manette.
— T’es juste nul, réplique Inosuke, hilare, en enchaînant les combos.
À la table du salon, Tanjiro écrivait sans lever les yeux, entouré de piles de manuels et de feuilles griffonnées. Son cahier était déjà couvert de notes précises, et son stylo ne s’arrêtait pas.
— Tu fais quoi encore Tanjiro ? demande Zenitsu sans quitter l’écran.
— Des devoirs.
Inosuke éclate de rire.
— Mais c’est samedi, bordel ! Personne fait ça un samedi.
Tanjiro sourit doucement, sans relever.
— Je préfère être en avance. Comme ça je ne prends pas de retard.
Il dit ça d’une voix tranquille, presque détachée, mais ses doigts se crispent légèrement sur son stylo.
— Tu stresses trop, Tanjiro, marmonne Zenitsu en perdant une nouvelle manche.
Tanjiro rit doucement, un son léger, comme pour balayer l’inquiétude.
— Si tu le dis.
Il replonge dans ses notes. Ses amis se remettent à jouer, mais le profil concentré de Tanjiro semble plus tendu qu’il ne le laisse paraître.
Au fond, il savait que ce n’était pas seulement une question de notes. Être irréprochable, il s’y efforçait depuis longtemps. Depuis que son père avait glissé dans une maladie trop longue, trop dure. Depuis qu’il avait dû endosser la responsabilité d’être l’aîné de la famille, l’exemple, le pilier. Ses épaules s’étaient habituées au poids, au point qu’il ne concevait plus de les laisser reposer.
Il ne laissait rien transparaître, pas vraiment. Mais parfois, face à cette pression qu’il se mettait, son souffle se bloquait, son cœur cognait trop fort. Comme si, malgré tous ses efforts, il restait terrifié de faillir.
Et pourtant, en ce samedi tranquille, il se contenta de lever les yeux vers ses deux amis qui se chamaillaient bruyamment, un sourire doux étirant ses lèvres.
— Allez, celui qui perd fait la vaisselle, lança-t-il, amusé.
Les protestations couvrirent ses pensées.
Mais au fond, rien n’effaçait le poids invisible qu’il portait.
...**...
— Et voilà ! cria Inosuke en levant sa manette en l’air.
— Nooon ! hurla Zenitsu, jetant la sienne sur le canapé. C’est pas juste, je suis persuadé que tu triches !
— Perdu, réplique Inosuke avec un grand sourire carnassier. Et la règle était claire : celui qui perd fait la vaisselle.
Zenitsu s’écroula sur le sol en gémissant comme si sa vie venait de s’effondrer.
— Vous êtes cruels, les gars…
Tanjiro, amusé, éteignit la console et rangea ses cahiers.
— Allez, ça ira vite. Pendant ce temps, on fait la liste des courses Inosuke ? Le frigo est presque vide.
Effectivement, en ouvrant la porte du frigo, il ne resta qu’un pot de moutarde à moitié entamé et une bouteille d’eau tout aussi vide. Zenitsu se figea d’horreur.
— On va mourir de faim…
Heureusement, leurs bourses d’études prenaient en compte une petite allocation pour la nourriture. Mais même avec ça, la somme restait serrée. Après un bref débat autour de la table une fois que Zenitsu eut fini la vaisselle, une évidence s’imposa.
— Si on veut tenir le rythme, faudra trouver un boulot à temps partiel, dit Tanjiro.
— Moi je peux faire la plonge, annonce Inosuke. Tant que je peux bouger, c’est bon.
— Moi je… je vais m’évanouir si je dois porter plus de deux plateaux, geint Zenitsu. Du coup, je vais éviter.
— Zenitsu, tu peux donner des cours particuliers, tu es brillant en lettres, sourit Tanjiro.
— Hmf… tu dis ça pour me consoler…Mais, j’accepte tout de même le compliment.
Ils rirent, mais l’idée resta dans l’air comme une petite ombre au-dessus de leur joie.
...**...
En fin d’après-midi, ils partirent enfin faire leurs courses. Les rayons du supermarché américain les firent sourire, mais aussi soupirer : céréales colorées, chips en sachets géants, sodas de toutes les couleurs. Rien qui ressemblait vraiment aux plats qui leur rappelaient leur maison.
Tanjiro fronça les sourcils en inspectant une rangée.
— Pas de miso… ni de daikon… Même le riz a l’air bizarre ici.
— C’est officiel, déclara Zenitsu d’un ton dramatique. On va dépérir, loin de nos racines.
Heureusement, une étudiante japonaise croisée par hasard leur indiqua une petite boutique spécialisée pas loin du campus. Curieux et pleins d’espoir, ils s’y rendirent.
La boutique, discrète, débordait de produits familiers : sauces, ramen instantanés, bouteilles de thé vert, confiseries colorées. L’odeur de soja et d’algues séchées les enveloppa dès l’entrée, et un sourire sincère se dessina sur le visage de Tanjiro.
— On a trouvé notre paradis, dit-il doucement, les larmes aux yeux.
Il poussait un panier rempli à ras bord quand son regard croisa soudain une silhouette reconnaissable entre toutes. Rengoku Kyojuro, toujours solaire, tenait dans ses bras plusieurs sachets de gyoza congelés et comparait les bouteilles de sauce soja comme si c’était une décision cruciale pour l’avenir même de l’espèce humaine. À ses côtés, un homme encore plus extravagant attirait les regards : grand, séduisant, vêtu d’une chemise voyante, des bijoux brillants à chaque doigt, parlant fort avec un accent chantant.
— Tengen, murmura Zenitsu, le visage déjà déformé par l’horreur.
Comme si le destin avait attendu ce moment précis, Tengen Uzui se retourna et ses yeux flamboyants accrochèrent immédiatement le petit groupe. Un sourire étira ses lèvres.
— Mais qu’avons-nous là ? Mon cher élève pleurnichard, pile sous mes yeux !
Zenitsu se figea comme une proie repérée, le teint encore plus pâle que d’habitude.
— Non… non, pourquoi lui ?!
Inosuke éclata de rire.
— Alors c’est toi, son prof ?! T’as bien du courage, mec !
Tengen éclata de rire à son tour, ses boucles d’oreilles clinquant sous la lumière des néons.
— Oh, il est hilarant ! Une vraie boule de nerfs ambulante.
Zenitsu, désespéré, se cacha presque derrière Tanjiro, qui n’osa rien dire. Son regard s’était déjà fixé sur Rengoku, étrangement rassurant au milieu de toute cette exubérance. Le professeur de droit, lui, se contenta d’un sourire chaleureux en inclinant légèrement la tête.
— Quelle surprise de vous croiser ici, dit-il. Je présume que vous êtes tous les trois camarades d’appartement…
Tanjiro sentit son cœur rater un battement. Le voir là, en dehors de l’amphithéâtre, en jean et top sombres, les cheveux attachés à la va-vite, le rendait étrangement…différent. Plus accessible. Pendant une seconde, il se surprit à comparer les deux versions de lui : le professeur charismatique derrière son pupitre et ce jeune homme à l’air détendu devant les rayons de nouilles instantanées. La comparaison lui échappa presque des mains, basculant dans un territoire qu’il s’interdit aussitôt.
— Hm… oui, confirma-t-il maladroitement. On… on partage un appart.
À côté de lui, Inosuke n’écoutait déjà plus, absorbé par un paquet de chips au wasabi qu’il brandissait comme un trésor, et Zenitsu fronçait le nez, toujours en train de bouder.
Tengen, lui, éclata de nouveau d’un rire sonore face à ça.
— Oh, arrête de faire la tête mon petit Zenitsu. On dirait que le destin s’amuse à nous coller ensemble, hein ? On risque bien de se voir souvent…Ça me plaît bien…
— Pas du tout ! marmonna Zenitsu, le visage rouge. Je vous rappelle que c’est VOUS qui êtes partout !
— C’est le principe des professeurs, répondit Tengen, exagérément sérieux, avant d’adresser un clin d’œil à Rengoku.
Celui-ci esquissa un sourire.
— Nous venons souvent ici, expliqua-t-il calmement à Tanjiro. Les produits sont de meilleure qualité que dans les grandes surfaces, mais… parfois, ça peut peser sur le budget. Si vous voulez, on pourra vous indiquer d’autres adresses.
Tanjiro s’inclina légèrement, presque trop formel, comme s’il compensait son trouble intérieur par un excès de politesse.
— C’est… très aimable à vous.
La suite des courses se fit d’une manière étonnamment légère. Rengoku faisait rire Inosuke avec ses commentaires passionnés sur des marques de sauces improbables, Tengen s’amusait à taquiner Zenitsu qui, malgré ses protestations, finissait par s’énerver d’une façon plus comique que sérieuse.
Tanjiro, lui, observait en silence. Chaque geste, chaque éclat de rire de son professeur lui paraissait excessivement lumineux. Ce contraste entre l’autorité solennelle du cours et la chaleur détendue de l’instant présent le désarmait.
Quand ils se séparèrent à la sortie, les sacs pleins, Rengoku leur adressa un signe de main énergique.
— Prenez soin de vous ! Et surtout, mangez à votre faim. Les études, ça demande des forces !
La voix grave résonna dans la poitrine de Tanjiro. Sur le chemin du retour, il ne dit rien. Même les disputes bruyantes d’Inosuke et Zenitsu glissaient en arrière-plan, étouffées par la même pensée tenace :
Ce n’était pas normal, ce n’était pas raisonnable… mais pourquoi son cœur battait-il si fort ?
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