Harry Forger vivait seul dans un studio minuscule au troisième étage d’un immeuble fatigué, où les murs portaient les soupirs des anciens locataires comme des cicatrices. Il travaillait à mi-temps dans une imprimerie de quartier, évitait les fêtes, fuyait les conversations personnelles, et n’ouvrait jamais sa porte à des inconnus.
Ce jour-là, pourtant, il ouvrit. Par erreur.
Il croyait que c’était le livreur avec les ramens en promotion. Mais ce n’était pas un livreur.
C’était un homme.
Et quel homme.
Grand, drapé dans un manteau d’un bleu profond brodé d’argent, les cheveux tirés en arrière, et ces yeux… d’un gris presque argenté, familiers sans que Harry ne sache pourquoi. L’étranger tenait dans une main un vieux parchemin jauni et dans l’autre… une rose en métal, comme forgée dans la lune elle-même.
— Harry Forger? demanda-t-il avec un accent étranger, noble sans être prétentieux.
Harry le fixa, stupéfait, ses ramen oubliés.
— Euh… oui?
L’homme sourit, et ce sourire avait quelque chose de solennel et de tendre à la fois.
— Je suis le prince Edrian de Lyndewen. Tu m’as promis ta main, il y a longtemps. Je viens pour honorer notre union.
Harry cligna des yeux. Une chaleur étrange lui grimpa dans la nuque, entre colère et confusion.
— Quoi? Vous avez frappé à la mauvaise porte.
Il voulut refermer, mais l’homme glissa une botte impeccable dans l’embrasure.
— Je t’ai attendu quinze ans, Harry. Tu as dit “pour toujours”. Tu as accepté l’anneau.
Il sortit de la poche intérieure de son manteau un minuscule anneau rouge, usé, de plastique.
Le cœur de Harry rata un battement. Il recula d’un pas.
Ce n’était pas possible.
— C’est une blague? C’est… un canular? Qui vous envoie? Ce n’était qu’un rêve que j’ai fait pour échapper à mon enfance misérable, comment vous pouvez être au courant?
Il se mit à rire, un peu trop fort, un peu trop sec. Il avait été piégé avant, souvent. Il avait appris à s’en méfier.
Mais le prince resta calme. Il rangea l’anneau avec délicatesse et entra dans l’appartement comme on entre dans un sanctuaire ancien.
Harry resta planté là, figé. Il aurait dû protester, mais il ne le fit pas.
— Tu ne te souviens pas, murmura Edrian en regardant les murs dénudés, les livres empilés à même le sol, la vieille cafetière en mode survie sur le comptoir. C’est normal. Tu étais si jeune. Tu avais enterré ta joie avec trop de douleur.
Harry secoua la tête, toujours incrédule.
— Il n’y a jamais eu de prince. Il n’y a jamais eu de promesse. J’ai grandi à Little Whinging. J’étais seul. Personne ne venait me chercher.
Il posa ses deux mains sur la table, comme pour s’ancrer dans quelque chose de réel.
Le prince s’approcha, doucement, comme on s’approche d’un oiseau blessé.
— Et pourtant, nous avons joué. Nous avons ri. Tu m’as dit oui. C’était un jeu, mais dans mon pays, ce jeu est sacré. Chaque héritier fait le serment à l’âme de l’enfant qu’il choisit. Et tu étais cet enfant, Harry.
Le jeune homme sentit ses genoux faiblir. Il s’assit sur la chaise la plus proche, les mains tremblantes.
— Tu… t’inventes tout ça. C’est du délire. C’est…
Il n’arriva pas à finir sa phrase. Parce qu’au fond, quelque chose au fond de sa poitrine s’ouvrait. Une porte coincée, trop longtemps verrouillée, grinçait lentement. Une image floue — une balançoire, un rire, un anneau rouge — clignotait dans son esprit comme une veille lumière oubliée.
Il releva les yeux.
— Tu dis que j’ai promis. Et maintenant quoi? Tu veux quoi? Qu’on se marie demain?
Edrian sourit, mais ce n’était pas moqueur. C’était… tendre.
— Je veux que tu viennes avec moi. Je veux que tu vois ce que tu as oublié. Et si tu décides que tout cela n’est qu’un conte idiot, alors je partirai. Mais si ton cœur se souvient…
Il sortit de sa poche une enveloppe.
C’était la même qu’il avait reçue une semaine plus tôt. Il ne l’avait pas crue. Il l’avait jetée, puis ramassée. Relue vingt fois. Pensé à appeler la police. Pensé à brûler la lettre.
Il l’avait gardée, dans un tiroir.
“À mon époux. Tu m’as promis pour toujours.”
Il avait cru à un spam romantique ou à une blague cruelle. Il ne riait plus, maintenant.
Harry le fixa. Longuement.
— Ton royaume existe vraiment?
— Il est caché. Comme beaucoup de choses que les adultes oublient en grandissant.
— Et tu m’as… cherché pendant tout ce temps?
Le prince hocha la tête.
— Nous sommes liés par un pacte d’enfant. Et ce genre de lien traverse les royaumes, le temps et les silences.
Harry éclata de rire. Un rire court, secoué.
— C’est… débile.
Mais il ne riait plus de moquerie. Plutôt comme quelqu’un à qui on aurait tendu la main au bord d’un précipice.
Il regarda autour de lui. Son studio. Sa cafetière fendue. Ses chaussettes sales en boule dans un coin. La liste de courses punaisée au mur. La solitude.
Puis il regarda Edrian. Son manteau cousu d’étoiles. Ses yeux d’argent. Et la rose en métal qu’il lui tendait.
— Si je viens, je peux dire non ensuite?
— Tu pourras dire non. Mais tu auras enfin toutes les réponses.
Harry inspira. Il se leva.
— Donne-moi dix minutes. Je dois au moins mettre un pantalon propre pour rencontrer… je sais pas, des dragons ou ta mère.
Edrian eut un petit rire chaleureux.
— Les dragons sont partis. Ma mère est restée. Elle sera ravie.
Et tandis que Harry s’enfermait dans la minuscule salle de bain, son cœur battait la chamade.
Quelque part au fond de lui, un souvenir se redressait, s’étirait après une longue sieste.
Un rire d’enfant. Un anneau rouge.
Et un murmure oublié depuis toujours: “C’est pour toujours.”
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