Chapitre II La nuit où les destins saignent
La nuit avait déployé ses draps d’encre sur le ciel de la grande propriété. Un silence presque sacré régnait sur la demeure, brisé seulement par les murmures discrets du vent et le chant timide des criquets. Le manoir familial, vaste et somptueux, dormait paisiblement, ses ailes illuminées par la pâle clarté de la lune ronde comme une offrande céleste. Mais tout là-bas, à l’écart de l’opulence, dans un recoin oublié du vaste domaine, une âme veillait.
Nix-wing Ouamba n’avait pas trouvé le sommeil.
Elle était sortie pieds nus dans la nuit, enveloppée d’une robe blanche usée, dont les bords effilochés frôlaient la terre battue. Sa frêle silhouette semblait flotter dans l’obscurité, légère comme un soupir, presque irréelle. Son corps amaigri, sculpté par l’abandon et la solitude, avançait sans but précis, guidé uniquement par l’appel muet de la lune. Elle s’était arrêtée au pied de l’arbre centenaire, celui-là même qui, jadis, avait vu les premières heures de ses jeux d’enfance aujourd’hui disparus.
Elle leva les yeux vers le ciel. La lune semblait plus brillante qu’à l’accoutumée, comme si elle seule avait encore le courage de lui adresser une lumière. Le ciel bleu profond, constellé d’étoiles, paraissait l’écouter.
Une main posée contre le tronc rugueux, l’autre serrée contre sa poitrine, Nix-wing laissait ses pensées s’égarer. Son regard, deux lacs de saphir en perpétuel orage, brillait d’une lumière éteinte, noyée dans une tristesse sans fond.
Comment serait demain ? Encore une fête sans mon nom… Encore des rires où mon silence s’efface…
Elle savait déjà la réponse, et pourtant… une part d’elle, minuscule, têtue, enfantine, espérait encore. Espérait un regard, un geste, une faille dans l’oubli.
Ses lèvres, fendues par le froid, se mirent à bouger. D’abord doucement, puis avec une mélodie tremblante. Elle chantait. Une vieille berceuse qu’elle inventait au fil des notes, tissée d’images fanées, de douleurs muettes, d’espoirs brisés. Sa voix, d’une pureté déchirante, montait vers le ciel comme une prière murmurée à l’oreille d’un Dieu endormi.
« Petite étoile, dis-moi pourquoi Le monde oublie ceux qui sont là ? Sous la lumière, je suis sans nom, Une ombre, un souffle, une question… »
Puis, comme si le chant avait emporté les dernières forces de son âme, elle s’allongea au sol, près de l’arbre. Son corps fragile, semblable à celui d’un oiseau blessé, se recroquevilla contre la terre. Ses longs cheveux noirs comme la nuit s’étalaient autour d’elle comme une mer d’oubli. Les mèches caramélisées de sa sœur, brillantes et bien coiffées, dansaient sans doute à l’intérieur du manoir… pendant qu’elle, princesse sans couronne, s’endormait dehors, au pied d’un monde qui ne voulait pas d’elle.
Le vent passa sur elle avec une tendresse inattendue, comme pour poser un dernier baiser sur son front meurtri. Les feuilles frémirent en cadence, et le silence retomba. Elle s’endormit là, seule, mais en paix pour un instant.
La lune, complice silencieuse, veillait sur elle.
Tandis que Nix-wing pleurait en silence dans les bras glacés de la solitude, à des kilomètres de là, de l'autre côté du rêve, Madia, elle, rayonnait d'une fébrilité douce, bercée par l’effervescence de son propre conte de fée.
Elle était arrivée sur le sol américain quelques jours plus tôt, escortée par Silhouette, ce frère aussi protecteur que redoutable, chargé de veiller sur sa précieuse jumelle. Et dans la villa louée pour l’occasion — une résidence moderne, grandiose, accrochée à flanc d’océan — tout avait été orchestré pour l’éblouir.
Le jardin s’était transformé en royaume nocturne. Un chemin de pierres dorées serpentait entre les pelouses taillées au cordeau, bordé de petites sphères lumineuses qui semblaient flotter comme des lucioles apprivoisées. Au bout, une arche fleurie, enlacée de guirlandes et de lierre, ouvrait sur un monde féérique.
Derrière, la piscine était un écrin d’émeraude, parsemée de pétales de roses blanches, rouges et fuchsia. Des lanternes de verre posées sur les dalles projetaient leurs flammes tremblantes sur l’eau, dessinant des ballets d’ombres et de lumière. Le parfum des fleurs flottait dans l’air chaud, mêlé aux effluves discrets d’ylang-ylang et de vanille diffusés par de petits encens invisibles.
La maison, quant à elle, dressait ses lignes épurées dans la nuit comme une cathédrale moderne. De vastes baies vitrées dévoilaient l’intérieur où tout semblait sortir d’un rêve d’architecte : lignes droites, mobilier design, marbre lisse, lumières tamisées. Tout brillait. Tout chantait la richesse, le goût et l’excès maîtrisé.
Et tout en haut, dans l’une des suites les plus exquises, Madia reposait dans sa chambre d’adolescente modèle, un monde à part, un univers à son image : rose tendre, mignon, chic et précieux. Des peluches de collection trônaient sur des étagères illuminées, un miroir en forme de cœur reflétait la douceur de l’éclairage ambiant, des bouquets de fleurs fraîches exhalaient des promesses de luxe et de fête.
Allongée sur son lit à baldaquin, vêtu d’un marnière rose pâle décoré d’un petit chat dessiné avec grâce, Madia croisait nonchalamment les jambes. Sa culotte jaune clair, presque un petit caleçon, était rehaussée par un pull blanc neige ouvert, qu’elle portait comme une cape de reine moderne. Ses cheveux bruns, lissés mais laissés libres, retombaient en cascade sur ses épaules. Pas une trace de maquillage, mais une lumière naturelle émanait d’elle, amplifiée par son sourire éclatant, presque enfantin.
Elle portait un casque audio XXL, le volume monté au ciel, et hochait la tête au rythme d’un clip pop entêtant. Son iPhone dernier cri vibrait entre ses doigts, illuminant son visage de mille notifications. Elle papotait avec ses amis du lycée international, lançant des émojis, des blagues, des « oh my god ! », des « j’ai trop hâte » — tous les petits rituels joyeux d’une adolescente au sommet de sa vie.
L’air nocturne entrait par les fenêtres entrouvertes, jouant dans les voilages blancs comme des mains de velours. Il faisait bon. L’heure semblait suspendue dans un souffle. Les guirlandes qui pendaient entre les palmiers dansaient dans le vent, et la lune, accrochée au ciel comme un bijou rare, semblait sourire à Madia — la princesse radieuse d’un royaume en fête.
Demain serait son jour. Et tout, dans l’univers, semblait lui murmurer : tu es aimée, tu es célébrée, tu es l’élue du présen
Pendant que Madia était aux anges, son frère occupait la chambre voisine, aussi luxueuse qu’une suite présidentielle, mais à l’opposé du cocon sucré et lumineux de sa cadette. La pièce affichait une élégance austère, sobre, entièrement déclinée en noir, blanc et nuances de gris. Le mobilier, moderne et minimaliste, brillait d’un éclat froid : bureau en verre poli, fauteuil ergonomique en cuir sombre, lit king-size drapé de draps de satin argentés. Aux murs, quelques tableaux abstraits trônaient, sans émotion, comme des sentinelles muettes.
Silhouette était assis à son bureau, devant l’écran encore allumé de son ordinateur, la lumière bleutée effleurant ses traits. Adossé à son fauteuil, il portait une chemise noire à moitié déboutonnée, dévoilant une poitrine athlétique, dessinée comme à l’encre, et des abdos fermes. Les manches retroussées laissaient deviner une montre de luxe et quelques bagues argentées sur ses doigts fins. Ses cheveux noirs, lisses, tombaient nonchalamment sur ses épaules. Son visage, d’ordinaire impassible, portait cette nuit un air de fatigue mélancolique.
Être héritier d’une dynastie puissante, d’une lignée dorée, avait un prix. Silhouette le savait depuis l’enfance. Entre les attentes écrasantes de ses parents, la surveillance constante, les masques à porter, il s’était peu à peu recroquevillé dans un silence intérieur. Un monde de solitude polie, de performances vides, d’efforts jamais reconnus.
Dans sa main droite, il tenait une petite photo, ancienne, écornée. On y voyait une fillette à la robe blanche, les cheveux noirs de jais, les yeux bleus limpides. Un visage d’ange abîmé. Nix-wing. Il la fixait avec intensité, comme s’il cherchait à sonder le passé, ou à s’y perdre.
Et ce soir-là, dans le silence de la nuit chinoise, baignée par une pleine lune aussi ronde qu’un miroir d’obsidienne, Madia s’apprêtait à franchir le seuil de ses Seize ans. Une étape sacrée, un chiffre de transition dans la tradition ancestrale, que les anciens nommaient autrefois Ji Li — le « rituel de la maturité ».
Dans le passé, une jeune fille recevait à cet âge sa première épingle à cheveux, symbole de sa croissance, de son éveil au monde féminin, du passage de l’enfant à la demoiselle. Mais pour Madia, ce rituel se célébrait sous des guirlandes lumineuses, des néons roses et des ballons perlés, loin des encens et des chants anciens, dans un éclat moderne et occidental.
Tandis qu’elle riait dans sa bulle, dansait dans ses pensées au rythme d’une pop électrique, une autre restait figée, loin de la fête.
Nix-wing.
Elle aussi s’approchait de ses Seize ans, mais sans guirlandes, sans rite, sans témoin. Elle n’avait pas reçu d’épingle, ni de bénédiction. Son Ji Li s’effilochait dans l’ombre, dans une arrière-cour où la lune était son unique guide, son seul reflet.
Et dans l’autre pièce, Silhouette contemplait ce gouffre avec des yeux de tempête. Il tenait entre ses doigts une photo ancienne, froissée, usée — celle d’une fillette aux cheveux d’encre, aux yeux bleus comme les siens, et à la robe blanche délavée.
Il se souvenait. Il se rappelait que cette nuit ne marquait pas seulement l’entrée de Madia dans l’adolescence dorée, mais aussi la survivance silencieuse de l’autre, la sœur oubliée, celle qui grandissait dans l’ombre, sans mot, sans rite, sans amour.
Le vent de la mer soufflait par la fenêtre, caressant sa nuque, et, dans un frisson, il crut entendre un vieux proverbe qu’il avait oublié :
« L’enfant qu’on oublie à la lumière devient l’ombre qui nous suit dans le noir. »
Il ferma les yeux. Et se demanda s’il était encore temps de tendre la main vers cette ombre.
La villa dormait sous l’opulence tranquille d’un ciel constellé. Dehors, les étoiles perçaient la nuit comme mille regards silencieux. La veille de l’anniversaire des jumelles battait lentement son dernier souffle, et au cœur de la chambre conjugale, une autre tension naissait, plus intime, plus brûlante.
Kirisame était allongé sur le grand lit impérial. Un peignoir beige à demi noué laissait entrevoir son torse athlétique et sculpté, théâtre de nombreuses batailles passées. Ses cheveux légèrement en bataille lui donnaient un air d’homme dangereux revenu d’une guerre invisible. Ses yeux rouge rubis, intenses et pénétrants, fixaient Domia avec un mélange de désir et de patience presque carnassière.
Elle, debout devant la grande fenêtre vitrée, baignait dans le halo lunaire comme une créature céleste. Une nuisette rouge vif épousait ses courbes avec une impudeur raffinée. Ses longs cheveux couleur caramel miel tombaient en cascade sur ses épaules nues, encadrant un visage maquillé avec finesse, à peine rehaussé pour laisser s’exprimer la beauté naturelle de ses traits. Ses yeux azur brillaient de malice et d’envie, guettant derrière la vitre le reflet de celui qu’elle provoquait sciemment.
— Tu comptes m’observer longtemps, Kirisame, ou tu vas finir par m’attraper ?
Un sourire presque imperceptible flotta sur les lèvres du patriarche. Il ne répondit pas. Mais ses yeux parlaient. Et son corps aussi : ses doigts s’étaient tendus, ses tempes pulsaient, et sous la finesse du tissu, son désir était devenu évident.
Il se leva sans un mot.
En une fraction de seconde, il se retrouva derrière elle. Ses bras vinrent se refermer sur sa taille, l’enlaçant avec une fermeté douce. Le souffle chaud de Kirisame effleura la nuque de Domia, y déposant une promesse muette. Elle frissonna.
— Tu joues avec le feu, Domia, murmura-t-il.
— Alors brûle-moi, souffla-t-elle, se retournant vers lui, les yeux mi-clos.
Leurs bouches se rencontrèrent dans un baiser lent, affamé, profond. Le genre de baiser qui consume, qui parle le langage ancien du désir brut et de la complicité sensuelle. Les mains de Kirisame descendirent le long de sa colonne vertébrale, puis glissèrent sur ses hanches, s’attardèrent sur ses courbes généreuses. Il caressa, il effleura, il apprit une fois encore la géographie familière de son corps.
Domia gémit, sa voix douce devenant musique dans le silence nocturne.
Kirisame défit la fine bretelle de sa nuisette, découvrant un sein qu’il saisit dans la paume. Il le caressa, puis l’embrassa, le goûtant comme un fruit interdit. Elle se cambra sous la sensation, un soupir s’échappa de ses lèvres entrouvertes.
Les heures se firent longues, moites et langoureuses. Ils s’abandonnèrent à la passion comme deux amants qui se redécouvrent dans la familiarité délicieuse de l’interdit. Il la prit d’abord avec une lenteur mesurée, dominant chaque geste, chaque soupir. Puis, lorsque les corps se synchronisèrent, la cadence devint plus profonde, plus rythmée, les gémissements plus marqués.
Leurs souffles s’accordaient. Leurs mains se cherchaient. Leurs âmes semblaient glisser l’une dans l’autre, comme si, à chaque claquement de hanche, une part d’eux se mélangeait à l’autre.
Il la porta, la retourna, la goûta sous toutes les coutures, dans toutes les positions qu’un lit de roi pouvait supporter. Parfois il jouissait en elle, parfois sur son ventre qu’elle offrait comme un autel. Et elle, en retour, le guidait, le félicitait, le chevauchait avec une ardeur maîtrisée.
À l’aube, lorsque le monde s’éveilla doucement, ils s’étaient endormis nus, noués l’un à l’autre comme deux amants ayant défié la nuit. Dans cette chambre aux draps froissés et à la lumière tamisée, s’était écrit un chapitre charnel de leur histoire : passionné, éphémère et pourtant éternel.
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