Kim Taehyung, 18 ans,
Octobre 2018, Séoul.
Je sors de la douche, une serviette autour des hanches. Je secoue la tête et des milliers de gouttelettes d’eau percutent le lavabo de la salle de bain ainsi que mon téléphone se trouvant dessus. Je peste intérieurement, j’aurais dû le laisser dans la chambre, mais comme tout le monde, j’ai cet appareil greffé au bout des doigts.
Je m’efforce d’essuyer mon appareil, espérant que les petits trous d’où sort le son ont survécu à cette inondation. Ensuite, j’attrape un nouveau tissu pour essorer mes cheveux, et je lève les yeux vers mon reflet dans le miroir. Je vois des cernes, je suis complètement épuisé, et il y a autant de raisons que de gouttes parsemant la glace.
Mon arrivée ici était donc un aller sans retour, et ce, officiellement depuis le 17 juillet. Je suis désormais un membre de Eodum, un nouveau groupe de cinq jeunes hommes se lançant aveuglément dans le monde de la K-Pop.
Pour la sortie d’un mini album, nous avons travaillé dur en oubliant ce que c’était une bonne nuit de sommeil. Cela fait maintenant deux ans que j’ai intégré ce dortoir et les journées se ressemblent douloureusement : un réveil aux aurores, une routine sportive, un cours de chant, le repas du midi, une répétition de dance, une nouvelle routine sportive avec des étirements, puis beaucoup d’écoute de musiques en tout genre. Viens seulement après dix-neuf heures le moment où nous pouvons enregistrer en studio, composer ou bien écrire, et enfin nous mangeons et nous nous douchons. Puis le lendemain se présente et la boucle se répète, inlassablement.
Mais cette dernière a commencé à voler en éclats puisque nous nous sommes lancés sur le marché et les choses risquent d’évoluer. Nous avons fait quelques live sur les réseaux sociaux et avons même tourné un clip pour l’une de nos chansons.
Dark shade, notre titre principal, nous présente comme des personnes complexes qui multiplient les paradoxes et les facettes. Cette chanson a été composée et produite par Yoongi, et écrite par Hoseok et Namjoon. Elle reflète assez justement nos pensées troubles et la direction artistique que nous souhaitons prendre. En tant que leader, Namjoon est venu à notre rencontre de manière individuelle pour recueillir nos sentiments, nos tourments face au futur et les mécanismes de défense que nous mettons en place lorsque l’angoisse nous prend. Cette chanson est un condensé des émotions de cinq jeunes hommes affrontant la tempête alors même qu’ils ignorent comment le faire.
« 미지의 고통을 마치 무기를 가진 것처럼 밀어냅니다 »
[« Je repousse la douleur de l’inconnu comme si j’avais une arme contre elle » - extrait des paroles de la chanson Dark shade.]
Dans la nouveauté qui nous attend, nous nous battons déjà face à un vaste public où nous nous savons attendus au tournant.
J’applique une noisette d’une lotion hydratante sur mon visage et me décide à troquer ma serviette pour un pyjama aux nombreuses rayures bleues. Je ne sèche pas mes cheveux, je sais déjà qu’ils vont subir la chaleur d’un fer demain lorsque l’on me préparera pour notre première émission.
Notre agence, bien que peu connue, est en train de se faire un nom grâce à un groupe de filles nommé Gloryz, lancé en 2015. Par conséquent, nous avons peu d’opportunités de nous retrouver à la télévision. C’est le moment de saisir notre chance et de nous révéler, alors nous n’avons pas le droit à l’erreur. Dernièrement, nous avons passé plus de douze heures par jour dans la salle de répétition pour nous entraîner à chanter et à danser en même temps. Il ne manque plus que certains détails techniques que nous verrons avec les ingénieurs du son pour que la tonalité de la musique et le retour de nos voix nous permettent de faire une excellente prestation.
Dans notre groupe, nous sommes tous très différents, j’ai pu le constater au fur et à mesure du temps, mais nous sommes en accord sur une chose : nous ne pouvons pas donner moins que deux cents pourcents. La fatigue ne doit pas nous empêcher d’être bons, nous ne nous le pardonnerions pas. Pas après tout ce travail.
Je regarde l’heure qu’affiche mon téléphone : deux heures sept.
La journée est enfin terminée et j’ai hâte de fermer les yeux pour me laisser emporter par le sommeil. Je sors de la salle de bain sur la pointe des pieds, le dortoir est des plus calmes. Mes coéquipiers sont tombés dans un sommeil profond à la minute où leurs têtes ont croisé le rebondi moelleux de leurs coussins.
Mais je me souviens maintenant de quelque chose et je soupire. Un vrai long soupire.
Ce dortoir n’est pas très grand, ni spacieux et ne nous offre que cinquante petits mètres carrés pour les cinq hommes que nous sommes. Alors c’est évident que nous partageons une chambre dans laquelle nous retrouvons le même nombre de matelas : deux lits superposés et un autre que nous avons installé dans un angle de la pièce.
C’est parfois difficile d’être constamment les uns sur les autres, mais deux ans plus tard, je ne me verrais plus vivre autrement.
Je traverse un couloir et me poste à l’encadrement de la porte de notre chambre. J’entends notre leader ronfler, ce qui brise le charme de son charisme naturel, mais je sais qu’il reviendra en force demain ; c’est le cas depuis le premier jour. Il est en effet devenu un ami, je dirais même qu’il s’agit d’un frère pour moi.
Je souffle à nouveau.
J’ai un problème.
Rien de très grave en soit, mais foutrement énervant.
Lorsque je suis arrivé à l’agence, on ne m’a pas vraiment laissé le choix du lit que je devais prendre : c’est celui du haut au fond de la pièce. Ayant le vertige, je n’étais pas très emballé par l’idée, mais je ne voulais pas faire d’histoire, alors je n’ai rien dit. Plus tard, j’ai demandé à échanger avec Jimin qui se trouve en dessous de moi, mais il m’a gentiment dit d’aller me faire. J’aime cet individu, cependant, j’ai appris que lorsque l’on vit et travaille toujours avec les mêmes personnes, on se passe aussi très facilement des formules de politesse et de l’hypocrisie qui permettent parfois d’éviter des disputes inutiles.
La chambre est partiellement éclairée, nous avons pris l’habitude de ne jamais fermer les rideaux. Nous aimons être bercés par les couleurs de la capitale, comme un rappel que chacune de ses lumières cache quelques battements de cœurs et que la boucle dans laquelle nous sommes enfermés n’est pas la réalité. Nous vivons dans une parenthèse un peu pailletée, et nous avons parfois besoin de nous souvenir que le monde continue de tourner autour de nous.
L’éclairage perçant à travers la fenêtre me permet d’arriver au milieu de la pièce sans accident.
Bon, voilà le moment d’affronter mon problème.
Je n’ai nulle part où dormir.
En effet, mon matelas a fait la connaissance de punaises de lit et lorsque j’ai commencé à me gratter jusqu’au sang, j’ai fini par en parler à mes colocataires. Nous avons jeté l’objet du délit et vérifié l’état des autres, et avons été soulagés d’apprendre que j’avais été la seule victime. Par contre, nous n’avons pas encore les moyens de le remplacer, ce qui fait de moi une âme errante la nuit.
Avec nos débuts récents en tant que groupe et les quelques ventes liées à notre mini album, nous commençons tout juste à rembourser ce que nous devons à l’agence. Ces deux dernières années, nous avons mangé, consommé de l’eau et de l’électricité, ainsi qu’habité un appartement. Nous finançons ceci maintenant que nous nous sommes lancés. Beaucoup de groupes se retrouvent complètement endettés avant même d’avoir pu monter sur une scène, mais j’espère qu’avec cette émission, nous pourrons toucher un plus large public, et ainsi éviter d’en arriver là.
En attendant, nous essayons de ne pas trop vivre au-dessus de nos moyens et économisons le plus possible.
Et pour ne pas tout gâcher, je ne peux pas me présenter devant la caméra avec des boutons sur le visage. En tant que visuel du groupe, je ne suis pas sûr que ça jouerait à notre avantage. Et le fait de dormir sur le sol depuis trois nuits non plus.
J’ai envie de râler, mais j’ai trop de respect pour les membres qui sont épuisés pour le faire vraiment. Nous n’avons pas de canapé alors le carrelage m’a paru être une bonne idée dans un premier temps, ne pouvant partager ma couche avec mes colocataires puisque leurs lits sont infiniment petits.
Enfin, il y en a bien un qui me semble un peu plus grand que les autres. Je louche dessus et observe le jeune homme qui y est endormi.
La couverture ne recouvre même pas la totalité de son torse, comme s’il avait eu la fainéantise de la remonter jusqu’au bout. Cette hypothèse se retrouve confirmée lorsque je constate qu’il n’a même pas boutonné sa chemise de nuit jusqu’en haut et que sa chevelure corbeau part dans tous les sens sur sa couche.
Jungkook se fiche de ce genre de détails, les seuls qui l’intéressent tournent autour du domaine artistique, du sport et de la nourriture. Le reste semble être une futilité dont il se passerait bien.
En tant que maknae en pleine croissante, il a été normal de lui laisser l’unique lit qui n’est pas superposé. Nos deux ans d’écart ne se ressentent pas nécessairement, il se montre tout aussi appliqué que chacun d’entre nous et ne se plaint jamais. Il peut parfois se montrer bougon, mais je n’en sais pas beaucoup plus sur lui. En effet, en deux ans, j’ai tissé des liens assez étroits avec chacun des membres qui m’apportent tous quelque chose à leur façon.
Mais c’est différent avec Jungkook.
Je crois qu’on ne se comprend pas et j’ignore qui il est vraiment. Nous ne nous disputons pas, nous n’avons simplement pas d’atomes crochus. Nous nous tolérons, tout au plus.
C’est pour ça que je ne lui ai pas demandé si je pouvais dormir avec lui, je n’osais pas. Mais je commence à avoir mal au dos et je veux être en forme pour affronter les prochains jours, voire les prochaines semaines.
Alors je m’avance encore un peu, jusqu’à me pencher sur lui.
Il a les traits du visage détendus, c’est presque nouveau pour moi de lui découvrir cette expression. Il semble en permanence sur le qui-vive, prêt à toujours se montrer parfait. Il ne se laisse jamais vraiment aller à dévoiler ce qu’il a sur le cœur et je crois savoir que c’est parce qu’il est timide. Il occupe pourtant la place centrale de notre groupe puisqu’il en est le chanteur principal, ce qui est un paradoxe des plus saisissant.
— Jungkook-a, chuchoté-je.
Je tente la manière douce, par principe, mais je sais que je vais devoir le secouer un peu. Notre maknae n’est pas du tout du matin et a un sommeil très lourd. Le réveiller est une tâche difficile à laquelle nous nous sommes tous essayés. Hoseok nous a un jour dit que le meilleur moyen était de lui tirer les cheveux, mais je n’ai pas le cœur à le sortir de sa torpeur avec une telle violence.
Je regarde à nouveau mon téléphone : deux heures seize.
— Jungkook-a, l’appelé-je encore en secouant doucement son bras.
Rien.
Je recommence un peu plus fort.
Toujours rien.
Je voulais lui demander la permission, mais il ne se réveille pas, alors tant pis pour lui.
J’attrape mes deux coussins, toujours au sol, et me glisse aussi discrètement que possible sous la couverture, du côté du mur. Je cale ma tête sur l’un d’eux, puis tourne le dos à mon voisin. J’enserre le deuxième oreiller en priant pour que je ne câline que lui.
J’ai une mauvaise manie lorsque je dors avec quelqu’un, je ne peux pas m’empêcher de l’attraper dans mon sommeil comme si je craignais que l’on me quitte. C’est peut-être le cas, je supporte assez mal la solitude. J’espère seulement que ces deux années à passer des nuits solitaires m’ont guéri de cette vieille habitude.
J’ai à peine le temps d’y penser que mes paupières s’abaissent et je tombe dans un coma plus que mérité.
~
Je me fais réveiller par un klaxon un peu insistant, mais je n’ouvre pas les yeux pour autant, seul le réveil me fera me lever et je ne l’ai pas entendu sonner. L’avantage de vivre à plusieurs et sur le même rythme, c’est que je ne crains jamais d’être réellement en retard. Quelqu’un finira tôt ou tard par me demander d’émerger.
Une douce senteur de vanille titille mes sens et c’est agréable, j’apprécie cette odeur réconfortante. Elle me rappelle mon enfance où je me bataillais sans cesse avec ma grand-mère pour qu’elle m’achète un gel douche avec ce parfum.
Je retrousse un peu le nez en recalant ma tête sur le coussin. Dans mon mouvement, la peau de mon visage frôle ce qui ressemble à des cheveux.
Ce n’est pas mon réveil, mais j’ouvre rapidement les paupières pour prendre conscience de la situation.
Merde, mes manies n’ont pas disparu. Mon front est collé à l’arrière de la tête de Jungkook et mes bras l’entourent comme s’il s’agissait de la chose la plus naturelle du monde. Sa respiration est calme et les battements de son cœur contre ma main semblent tout aussi mesurés, me procurant un certain réconfort que je suis sûr d’être venu chercher dans la nuit.
Je décolle mon torse de son dos avec la plus grande douceur que je connaisse. Je soupire de soulagement lorsque je me rends compte qu’il est toujours profondément endormi. Heureusement que son sommeil est lourd, sinon j’aurais été vraiment gêné de la situation.
Je lui tourne à nouveau le dos et découvre mon oreiller que j’avais abandonné pour le noiraud. Je le serre contre moi comme si ça allait effacer l’épisode précédent.
Je sors mon téléphone de sous la couette pour voir l’heure, encore : trois heures trente-trois. Je suis dans ce lit depuis un peu plus d’une heure et mes vielles habitudes ont déjà recommencé.
Je n’arriverai jamais à m’en débarrasser.
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42 épisodes mis à jour
Comments
Vivi imut i love you
Génial ! J'ai adoré chaque mot !
2024-05-14
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