Le Chant Des Traître

L’air sur la côte de Wistoria semblait plus lourd que d’habitude, comme si chaque souffle portait la mémoire d’un peuple étouffé. Les bannières noires de la Révolution claquaient faiblement au vent ; à l’horizon, la capitale se dessinait, murée dans la brume et l’acier.

La rumeur courait depuis des semaines : des pierres magiques, de puissants fragments, s’étaient amassées au palais. Certains parlaient d’un pont de lumière, d’autres d’un artifice de téléportation à grande échelle — un portail pour transporter une armée entière d’un continent à l’autre.

Wano et son Conseil de l’Alliance — les généraux de la Libération — avaient décidé d’enquêter plutôt que d’asséner un coup de force aveugle. Trop d’innocents avaient déjà péri pour des conquêtes. Trop de vies s’étaient brisées pour le caprice d’un trône.

« Pourquoi concentrer autant de pierres au palais ? » demanda l’un des stratèges en faisant tournoyer une plume entre ses doigts.

« Pour ouvrir une voie, » répondit le vieux Soar d’une voix rauque. « Pour jeter un long regard sur un autre monde et l’y transporter. »

« Pour coloniser ? » murmura une autre voix, au goût amer.

« Pour fuir la ruine et bâtir un empire ailleurs, » conclut Wano d’un ton sec. « Ou pour étendre sa tyrannie. Dans les deux cas, ça doit cesser. »

Les maîtres d’armes — les fameux quatre — avaient plané dans l’ombre depuis l’accession du Roi Tyran. Quatre lames réputées invincibles, capables d’abattre armées et légions. Le mystère demeurait : pourquoi, alors qu’ils pouvaient aisément renverser un trône, se pliaient-ils aux ordres d’un seul homme ? Les révoltés y voyaient de la lâcheté ; certains murmurèrent la cupidité.

On les approcha avec un marché simple et brutal : pouvoir et gloire en échange d’un coup de poignard dans le dos du Tyran. Un pacte de sang pour venger un peuple. Étrangement — ou peut-être selon une logique que seuls les cœurs corrompus comprennent — les quatre acceptèrent.

La nuit de la rencontre, les régiments se rassemblèrent dans les vallons, comme une mer de lanternes prêtes à absorber le jour. Les généraux imprimèrent le plan avec des gestes précis : à l’heure dite, l’armée de la Libération convergerait ; les maîtres d’armes ouvriraient la brèche. Puis l’assaut. La capitale tomberait, et Wistoria renaîtrait.

Le matin même, pourtant, Wano avait fait une crise : des convulsions, des murmures, un regard perdu vers le vide — effet tardif de la lumière qu’il avait absorbée dans le brouillard. Les guérisseurs improvisés du camp se relayèrent toute la journée ; sa voix était un fil brisé. Soar, Shine et Shuna choisirent de rester auprès de lui. Les autres généraux, et la masse de l’armée, prirent la route vers le point de rendez-vous.

Le soleil déclina ; la nuit tomba. À l’heure convenue, la moitié des forces étaient déjà en place. Mais l’autre moitié resta coincée dans un silence qui rongeait l’âme : Wano, Soar, Shine et Shuna arrivèrent en retard. La culpabilité mordait leurs pas ; la lucidité, encore plus cruelle, leur rappelait combien chaque seconde comptait.

Ils aperçurent la plaine où s’étaient rassemblées les troupes ennemies — un million d’âmes prêtes au choc, luisant sous la lune. Les quatre maîtres d’armes se tenaient au centre, silhouette immobile, leurs lames comme des signes d’éternité. Les généraux de la Révolution accoururent, le discours guerrier aux lèvres. Puis vint la parole des maîtres, froide comme du métal poli.

« Vous avez attendu, » dit l’un d’eux d’un ton qui savait donner la réplique au sort. « Et nous avons entendu vos promesses. Mais le prince… » Il laissa flotter le silence comme on laisse tomber un glaive. « Le prince est mort. »

Une stupeur parcourut les rangs. « De quoi parlez-vous ? » s’écria un général. « Nous avons combattu pour lui. Il devait guider cette heure ! »

Le maître fit un pas et sourit, un sourire qui n’était pas fait pour les hommes. « Vous croyez qu’un simple nom suffirait à faire tomber un roi ? Nous nous sommes tenus aux côtés du souverain parce qu’il nous tenait d’une main plus sûre que la vôtre. Le monde est une balance : à quoi serviraient nos lames si le monde ne nous admettait pas sa récompense ? Vous savez la rumeur — nous sommes cupides. Vous avez cru qu’un sac d’or changerait notre fidélité. »

Les murmures de la troupe montèrent, colère, incompréhension, trahison. Le plus belliqueux des généraux leva la main. « Un million d’hommes ! Même vos lames les plus fines ne suffiront pas contre une armée ! »

Le maître haussa les épaules ; son regard se fit lent, méthodique. « Peut-être. Peut-être pas. Mais l’ordre se plaît à user d’images pour rappeler qui tient la main. »

Ce fut comme si le ciel se fendit. Une lumière jaillit, plus vive qu’un éclair, plus froide que la lune. Elle tomba à la verticale, et une silhouette s’érigea dans la pluie de lumière — un homme au manteau d’obscurité, à la posture royale, à la couronne plus âpre que l’acier. Le Roi Tyran.

Sa voix glissa comme une lame qui s’enfonce : « Mes chers citoyens, merci pour ce banquet. Vous m’avez servi un plat d’obéissance prêt à être consumé. »

Avant que quiconque ait pu réagir, il claqua des doigts. Le feu embrasa l’air dans un souffle ponctuel ; des milliers, puis des centaines de milliers d’êtres furent réduits à des cendres en un instant. Le million d’hommes, la promesse, la Révolution — tout se volatilisa en une pluie de fumée. Le paysage sonna comme un tambour éventré. Les corps tombaient, et le sol se fendit sous le poids d’un silence infernal.

Wano et les siens assistèrent à l’apocalypse, la nausée montant comme une marée. Les yeux de Shine flamboyaient ; ceux de Shuna étaient pâles mais immobiles, comme si elle voyait déjà la scène achevée. Soar, vieux et plus qu’endurci, gardait un calme mortel.

Wano voulut se lever, hurler, rejoindre la mêlée, mais ses muscles refusaient ; la marque écarlate sur sa poitrine pulsatillait, et une faiblesse abyssale le clouait au sol. Le souffle du Roi passa sur eux comme un vent de tombeaux.

Et puis, la voix du souverain se fit précise, plus intime, comme un rappel d’un autre foyer : « J’en étais sûr… il est vivant. » Il inclina légèrement la tête, sourire mauvais. « Petit frère, viens saluer ton grand frère. J’ai une surprise pour toi. »

Le cœur de Wano se figea. Un froid ancien, plus ancien que le brouillard, mordit son échine. Le mot résonnait — « petit frère » — et portait en lui la poussière d’un passé qu’on croyait scellé. Autour d’eux, le monde brûlait. À quelques pas de la silhouette royale, les quatre maîtres d’armes s’étaient immobilisés, leurs visages déformés par une peur qui n’avait pas de nom.

Shuna serra la main de Wano, un tremblement imperceptible. Shine cracha au sol, les poings blancs. Soar posa sa main sur l’épaule du jeune homme, comme pour l’ancrer.

« Grand frère… » répéta Wano sans savoir d’où venait la voix. À l’intérieur de sa poitrine, la marque de Gévaudan vibrait comme une cloche d’alarme. Les visions revenaient, morcelées : un trône de flamme, un enfant en pleurs, des fragments perdus.

La terre elle-même retenait son souffle.

Et tandis que la nuit avalait le peu de lumière, une question sourde prit forme dans l’âme de Wano : combien de liens de sang le monde était-il prêt à pervertir pour un pouvoir ?

Il lui fallut choisir — maintenant — entre la fuite et l’affrontement, entre la vengeance et le salut. Mais la voix du Roi s’éleva encore, douce, mielleuse et fendue : « Viens, petit frère. Je t’attends. »

Le monde n’offrit aucune réponse. Seule la cendre chuchota. Le destin tendit la main.

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