Les Murmures De L'Appartement
L'écho du passé
Clara fixait l’écran lumineux de son téléphone comme si les mots allaient s’effacer. « Ce n’est pas fini, Clara. Tu dois savoir. » Le message était simple, mais il réveillait un monde entier en elle. Elle sentit son estomac se nouer, les souvenirs la submerger comme une vague d’hiver. La dernière fois qu’elle avait vu Samuel, c’était une nuit pluvieuse, sur ce même trottoir où elle venait de garer sa voiture. Il avait ce regard éteint, fatigué de fuir. Pourquoi maintenant ? Pourquoi ici ? Et surtout… comment ? Elle cliqua sur le numéro. Injoignable. Aucune trace. Elle hésita un instant, puis, presque mécaniquement, retourna dans la pièce du crime. Peut-être y avait-il quelque chose qu’elle avait manqué, un indice, un détail. Tout était figé, mais Clara, elle, sentait que le passé venait de réouvrir ses portes — et cette fois, il n’allait pas se contenter de murmurer.
L’appartement semblait plus froid qu’auparavant, comme si l’absence de la police avait laissé place à une présence invisible. Clara s’avança lentement, évitant de regarder la tache séchée sur le parquet. Son regard fut attiré par une pile de dossiers renversés près du canapé. Elle se pencha. Une photo glissa d’une chemise cartonnée : Samuel, vêtu d’un manteau noir, le regard tourné vers l’objectif. Derrière lui, un bâtiment qu’elle reconnut aussitôt — l’ancienne bibliothèque municipale, fermée depuis des années. Cette photo n’aurait jamais dû se trouver ici. Soudain, la lampe du salon clignota. Une seconde. Puis deux. Un frisson parcourut son dos. Clara serra la photo dans sa main. Elle était venue chercher des réponses. Ce qu’elle trouvait, c’était des fantômes du passé, revenus hanter les lieux. La bibliothèque… Était-ce là que tout avait commencé ? Elle devait s’y rendre. Seule. Même si tout en elle criait de faire demi-tour.
Le soir tombait lorsqu’elle arriva devant les grilles rouillées de la bibliothèque. L’édifice avait quelque chose de solennel, figé dans un autre temps. Les fenêtres hautes semblaient observer le monde avec mépris, comme si les secrets qu’elles renfermaient ne toléraient pas les regards curieux. Clara se glissa à travers une ouverture dans la grille. L’intérieur était envahi par la poussière, le silence pesait comme une chape de plomb. Elle avança lentement dans l’ancien hall d’accueil, son téléphone à la main pour s’éclairer. L’odeur de papier moisi et de bois humide flottait dans l’air. Elle entendit un bruit — léger, mais distinct. Une porte qui grince. Ou un pas. Elle se figea. « Samuel ? » murmura-t-elle, sans vraiment y croire. Le silence lui répondit. Pourtant, une chaleur étrange envahit son cœur. Comme si une part d’elle espérait qu’il soit là. Vivant. Prêt à lui expliquer ce qui s’était passé.
Elle gravit l’escalier en colimaçon qui menait à la salle des archives. Chaque marche grinçait, amplifiant la sensation d’être épiée. En haut, la lumière de son téléphone révéla une pièce circulaire, aux étagères courbées et aux livres empilés en désordre. Au centre, un bureau couvert de feuilles griffonnées. Clara s’en approcha. Elle reconnut l’écriture. C’était la sienne. Des lettres qu’elle avait envoyées à Samuel, il y a trois ans, jamais postées. Comment étaient-elles arrivées ici ? Un bruit de verre brisé la fit sursauter. Elle se retourna brusquement, mais ne vit rien. Elle sentit une odeur : la sienne. Ce parfum discret qu’il portait toujours. Ses mains tremblaient. Quelqu’un jouait avec sa mémoire. Ou pire — avec son cœur. Son regard balaya la pièce une dernière fois, puis se posa sur un mot griffonné sur le mur, en lettres rouges : “REVIENS”. Était-ce un piège ou un appel ?
Clara descendit précipitamment l’escalier. Le mot sur le mur restait gravé dans son esprit comme une brûlure. Reviens. Était-ce Samuel qui lui parlait à travers ces signes ? Ou bien quelqu’un d’autre, un inconnu jouant avec ses souvenirs ? Elle atteignit le hall et se figea net. Sur le sol, là où elle était passée dix minutes plus tôt, une rose rouge avait été déposée. Une unique fleur, intacte, brillante malgré la poussière. Elle se pencha lentement, l'effleura. Pas de carte, pas de message. Rien. Le cœur battant à tout rompre, elle recula. Ce n’était plus une simple enquête, ni une coïncidence. Quelqu’un la guidait. Clara sentit ses jambes flancher. L’émotion montait, irrationnelle. Ce geste — la rose — c’était lui. C’était leur code secret, à l’époque où ils se cachaient encore dans les couloirs de l’université, quand l’amour était simple. Ce soir, la rose devenait énigme.
Clara s’installa sur les marches extérieures, juste devant l’entrée, incapable de partir. Elle observait la ville s'endormir lentement sous un ciel déchiré de nuages. Son esprit tentait de recomposer le puzzle. Le message, la photo, les lettres… la rose. Tout pointait vers Samuel. Mais pourquoi maintenant ? Qu'avait-il à lui révéler ? Et surtout, était-il vivant ? Elle sortit la photo retrouvée plus tôt et observa chaque détail. Derrière lui, un graffiti apparaissait à peine, comme un mot effacé : "Pardon." Le vent souffla doucement, faisant voleter les feuilles autour d’elle. La solitude lui pesait, mais une part d’elle se sentait moins seule. Elle caressa machinalement la cicatrice qu’elle gardait au poignet, souvenir silencieux d’une époque trouble. Elle avait survécu. Grâce à lui. Peut-être était-ce pour cela qu’il revenait maintenant, quand tout semblait s’effondrer. Pour la sauver une fois encore. Ou pour être sauvé, cette fois, par elle.
Elle reprit le chemin de sa voiture à pas lents. L’air de la nuit était chargé d’électricité, comme avant un orage. Alors qu’elle glissait la clé dans la portière, une silhouette apparut dans le reflet de la vitre. Elle se retourna d’un bond. Rien. Seulement les lampadaires, les voitures rangées, et la bibliothèque derrière elle, silencieuse. Je deviens folle, pensa-t-elle. Mais la peur s’était infiltrée, vicieuse. Elle entra, verrouilla aussitôt les portières. Un frisson la parcourut. En allumant le moteur, elle remarqua un papier glissé sous l’essuie-glace. Elle sortit à nouveau, le cœur battant. Le papier était plié en quatre. Elle le déplia lentement, comme si le moindre geste allait déclencher quelque chose. "Tu n’as jamais cessé de compter." Pas de signature. Juste cette phrase. Elle s’assit dans la voiture, la tête entre les mains. Son passé revenait en vagues, et elle ne savait pas encore s’il venait pour l’engloutir ou la libérer.
Clara gara sa voiture dans une ruelle discrète, non loin de son immeuble. Elle n’avait pas la force de rentrer tout de suite. L’enveloppe du souvenir pesait dans sa poche, son contenu brûlant contre sa hanche comme une vérité qui refusait d’attendre. Elle observa les fenêtres éclairées des appartements autour d’elle. Des inconnus vivaient leur routine, rient, dînent, dorment. Elle, elle revenait d’un entre-deux-mondes, un endroit où le passé et le présent fusionnaient avec violence. Soudain, son téléphone vibra. Numéro inconnu. Elle décrocha, le souffle court. Personne. Puis une respiration, lente, maîtrisée. Une voix, à peine un souffle : « Tu n’aurais pas dû revenir. » La ligne se coupa. Clara resta figée. Ce n’était pas Samuel. Elle en était sûre. C’était quelqu’un d’autre. Et cette personne savait qu’elle cherchait. Qu’elle approchait trop près. Une menace voilée… ou un avertissement sincère ? Elle commença à douter de tout. Même de lui.
Rentrée chez elle, Clara verrouilla la porte à double tour, puis s’adossa un instant au bois froid. Le silence de l’appartement lui sembla irréel, presque hostile. Elle se força à respirer profondément, à retrouver ses repères. Dans sa chambre, elle posa la rose séchée sur sa table de chevet, comme une relique d’un monde plus doux. Elle ouvrit l’enveloppe, enfin. À l’intérieur, une lettre, écrite à la main. L’écriture était familière. Samuel. Chaque mot vibrait d’émotion contenue. Il y parlait d’un rendez-vous manqué, d’un danger qu’il avait voulu la protéger, d’un nom qu’elle ne connaissait pas : Elias. Le texte s’interrompait brutalement, comme s’il avait été interrompu. Il n’y avait pas de date. Seulement une phrase finale, rayée rageusement : "Si tu lis ceci, il est peut-être trop tard." Clara sentit une larme rouler sur sa joue. Était-ce un adieu… ou un début ?
Clara s’allongea sur le lit sans même se déshabiller, gardant la lettre contre elle. Les mots de Samuel résonnaient dans sa tête, comme une chanson oubliée qu’on reconnaît dès la première note. Ses yeux se fermaient malgré l’angoisse, emportés par l’épuisement. Mais juste avant de sombrer, une idée s’imposa à son esprit. Un détail. Elias. Elle se redressa brusquement, attrapa son ordinateur portable, et lança une recherche. Rien. Aucun lien évident. Puis, en fouillant les archives du journal local, elle tomba sur un article ancien : “Disparition inquiétante d’un archiviste de la bibliothèque municipale : Elias M. était le dernier à posséder les clés du bâtiment.” Clara se figea. Le cercle se refermait. Elias. Samuel. La bibliothèque. Elle n’était pas seule dans cette histoire. Et la vérité n’avait pas encore parlé. Mais Clara, désormais, était prête à l’écouter. Même si cela devait tout briser.
Comments