NovelToon NovelToon

Fiançailles Inattendues” (뜻밖의 약혼)

Chapitre 1: Le pacte de porcelaine

La pluie fine de Séoul enveloppait la résidence des Han d'un voile de bruine scintillante, transformant les lumières des fenêtres immenses en taches dorées et floues. À l'intérieur, dans le bureau qui ressemblait plus à une galerie d'art qu'à un lieu de travail, l'atmosphère était aussi froide et lisse que le marbre blanc du sol. Han Ji-eun se tenait debout devant la baie vitrée, contemplant sans les voir les jardins méticuleusement entretenus où les gouttes d'eau accrochaient des perles aux feuilles des ginkgos. Son reflet dans la vitre lui renvoyait l'image d'une étrangère : une jeune femme vêtue d'une robe de soie ivoire toute simple, d'un prix pourtant exorbitant, les cheveux noirs coiffés en un chignon bas et parfait qui lui tirait la peau des tempes. C'était une tenue choisie par sa mère pour « paraître sobrement élégante ». Chaque fil de soie lui semblait être un lien qui l'entravait.

Son père, Han Sung-woo, était assis derrière son immense bureau en bois de rose, les doigts joints en pyramide. Il ne regardait pas sa fille, mais fixait un point au-delà de son épaule, comme s'il négociait avec un partenaire invisible.

— Ji-eun-ah, commença-t-il d'une voix qu'il s'efforçait de rendre neutre, mais que la tension rendait rauque. Tu sais que ta mère et moi ne souhaitons que ton bonheur.

Elle ne répondit pas, continuant à fixer son propre reflet. Le bonheur. Un mot si souvent brandi comme un étendard pour justifier l'injustifiable.

— La situation… la situation est plus complexe que ce que tu peux imaginer, poursuivit-il. Han Industries traverse une période délicate. Une opportunité se présente. Une alliance. Une consolidation.

Il marqua une pause, cherchant ses mots avec la maladresse d'un homme habitué à commander, non à expliquer.

— Avec les Kang.

Les deux mots tombèrent dans le silence de la pièce comme des pierres dans un puits. Ji-eun sentit un frisson lui parcourir l'échine. Les Kang. Kang Enterprises. Le seul conglomérat dont la puissance et l'influence rivalisaient, et selon certains dépassaient désormais, celles de Han Industries. Leurs relations étaient un mélange toxique de coopération forcée et de rivalité acharnée.

— Une alliance ? répéta-t-elle enfin, sa voix à peine plus qu'un souffle. Quel genre d'alliance ?

Sa mère, Kim Soo-jin, assise sur un canapé en cuir, se racla la gorge. Son parfum floral et lourd, un mélange de rose et de patchouli, envahit l'espace entre eux.

— Le genre d'alliance le plus solide qui soit, ma chérie. Celle qui unit deux familles. Deux sangs.

Ji-eun se retourna lentement, le cœur battant à se rompre. Elle regarda son père, puis sa mère, cherchant dans leurs yeux une lueur de plaisanterie, une étincelle de remords. Elle n'y trouva que de la détermination et, dans le regard de son père, une lassitude qu'elle n'avait jamais vue auparavant.

— Vous voulez… me marier ? À qui ?

— À Kang Min-ho, lâcha son père, détournant enfin les yeux vers un dossier posé sur son bureau. L'héritier.

Le monde de Ji-eun bascula. Kang Min-ho. Elle l'avait croisé, une fois, lors d'une vente de charité il y avait deux ans. Il n'avait pas prononcé trois mots de la soirée. Il se tenait droit, impassible, un verre de champagne vide à la main, observant la foule avec des yeux si noirs et si froids qu'ils semblaient absorber la lumière. On disait de lui qu'il était un génie des affaires, impitoyable, dévoué corps et âme à l'empire familial. L'antithèse absolue de tout ce qu'elle était, de tout ce qu'elle rêvait d'être. Elle, qui rêvait de couleurs, de toiles, de voyages improvisés et de rires libres. Lui, qui n'était que chiffres, stratégies et devoir.

— Non, murmura-t-elle. Non, vous ne pouvez pas faire ça.

— Nous le pouvons, et nous le devons, rétorqua sa mère, sa voix devenue tranchante comme une lame. Tu as vingt-quatre ans, Ji-eun. Il est temps de comprendre que le nom que tu portes n'est pas qu'un privilège, c'est une responsabilité. Ta vie n'a jamais été que la tienne. Elle appartient à Han Industries.

— Je suis votre fille, pas un actif à négocier ! s'écria-t-elle, la colère et la peur lui donnant enfin de la force.

— Justement ! tonna son père en frappant le bureau du plat de la main. Tu es notre fille ! Et en tant que telle, tu as le devoir de nous aider à protéger tout ce que nos ancêtres ont bâti. Sans cette alliance, tout pourrait s'effondrer. Des milliers d'emplois, la réputation de la famille, tout !

Il se leva, contournant son bureau pour se rapprocher d'elle. Son visage, d'ordinaire si impénétrable, était marqué par une anxiété qui glaça le sang de Ji-eun.

— Il y a des choses que tu ne sais pas, Ji-eun. Des pressions, des dettes… des requins qui tournent autour de nous. Les Kang sont la seule planche de salut. Leur stabilité, leur liquidité… et le mariage de leurs héritiers est le gage de confiance que le marché attend. C'est plus qu'une union, c'est une opération de sauvetage.

Les larmes montèrent aux yeux de Ji-eun, mais elle les refoula farouchement. Elle ne leur donnerait pas cette satisfaction. Elle sentait le sol se dérober sous ses pieds, les murs de sa vie dorée se refermer sur elle comme une prison.

— Et lui ? Kang Min-ho ? Il accepte cela ? De se marier avec une inconnue pour le bien des affaires ?

— Bien sûr, dit sa mère en ajustant la bretelle de sa robe. C'est un homme raisonnable. Il comprend ses responsabilités.

Un homme raisonnable. La formule était sinistre. Elle imagina un partenariat de raison, une vie de devoir et de froideur. Elle regarda son carnet de croquis, posé négligemment sur une table basse, rempli de ses rêves en couleurs. Face à lui, il semblait dérisoire, fragile, honteux presque.

— J'ai… J'ai besoin d'air, balbutia-t-elle.

Sans attendre de réponse, elle tourna les talons et quitta la pièce, traversant les immenses couloirs de la demeure familiale comme une somnambule. Le château qui avait été son refuge devenait soudain son cachot.

---

De l'autre côté de la ville, dans un bureau aux lignes épurées et au design minimaliste qui dominait le quartier de Gangnam, Kang Min-ho écoutait son propre père, Kang Joon-ho, lui exposer la même situation. Mais le ton était différent. Ici, il n'était pas question de sauvetage, mais de conquête.

— C'est l'opportunité que nous attendions, disait le vieil homme, la voix empreinte d'une autorité qui n'admettait pas la discussion. Han Industries est vulnérable. Le vieux Sung-woo a fait de mauvais paris, il est surendetté. Cette alliance nous permet de les absorber en douceur, de consolider notre position de leader sans déclencher de guerre ouverte. C'est élégant. Efficace.

Min-ho était assis, parfaitement droit, les mains posées à plat sur ses genoux. Son visage était un masque de neutralité. Il avait été élevé pour cela. Pour écouter, analyser, et exécuter. Les émotions étaient une variable à contrôler, un risque inutile.

— Je comprends, père.

— La fille, Han Ji-eun… elle est jeune, jolie, d'une bonne éducation. Un peu… rêveuse, d'après ce qu'on me rapporte. Mais ça se tassera. L'important, c'est le sang. Le nom. Tu la rencontreras demain soir. Le dîner est arrangé au « Ciel Étoilé ».

Min-ho hocha imperceptiblement la tête. Le « Ciel Étoilé ». Le restaurant le plus exclusif et le plus protocolaire de Séoul. L'endroit parfait pour une transaction de cette nature.

— Bien. Dois-je me renseigner davantage sur elle ?

— À quoi bon ? rétorqua son père avec un petit rire sec. Tu connais l'essentiel. Son pedigree et sa dot. Le reste est accessoire. Souviens-toi, Min-ho, le cœur est un caprice. L'héritage, lui, est éternel.

Cette phrase résonna en lui. Elle résumait toute la philosophie de son père. Il avait vu ce que « les caprices du cœur » avaient fait à sa mère, une femme mélancolique et fragile, brisée par la froideur d'un mariage d'intérêt. Il s'était juré de ne jamais se laisser dominer par de telles faiblesses.

— Je m'en souviendrai, dit-il d'une voix égale.

— Bien. Ne les déçois pas, mais ne montre pas trop d'enthousiasme non plus. Il faut qu'ils comprennent que c'est nous qui tenons la corde. C'est toi qui fais le sacrifice en acceptant cette union.

Min-ho se leva et s'inclina légèrement.

— Comme vous voulez.

Il quitta le bureau de son père, traversant les open spaces silencieux de Kang Enterprises. Par la baie vitrée de l'ascenseur, il voyait la ville s'étendre à ses pieds, un tapis de lumières et de puissance. Bientôt, une part plus importante de tout cela lui appartiendrait. Han Industries serait la pièce maîtresse de son héritage. Han Ji-eun n'était que le vecteur de cette acquisition. Un joli visage à exhiber lors des galas, un nom à inscrire sur les registres. Il ressentit une étrange sensation, un pincement au creux de l'estomac qu'il identifia immédiatement comme de l'appréhension et qu'il s'empressa d'étouffer. Il n'y avait pas de place pour l'appréhension. Seulement pour la stratégie.

---

La soirée au « Ciel Étoilé » fut un chef-d'œuvre de malaise dissimulé sous une fine couche de civilité. Ji-eun portait une robe turquoise qui lui serrait la taille et dont la soie crissait à chacun de ses mouvements, un bruit qu'elle trouvait insupportable. Ses parents étaient raides, souriants, mais leurs yeux ne souriaient pas. De l'autre côté de la table, Kang Joon-ho affichait une jovialité dominateur, tandis que sa femme, une femme élégante au regard triste, restait silencieuse.

Et il y avait lui. Kang Min-ho.

Il était encore plus impressionnant en personne. Vêtu d'un costume sombre qui épousait ses épaules larges, il était d'une correction impeccable. Il se leva à son arrivée, lui adressa une légère inclination de tête, et lui tint sa chaise avec une froide courtoisie. Leurs doigts ne se frôlèrent même pas.

— Enchanté de faire enfin votre connaissance, Han Ji-eun-ssi, dit-il d'une voix basse et posée.

— De même, Kang Min-ho-ssi, répondit-elle, espérant que sa voix ne tremblait pas.

Pendant le dîner, la conversation tourna autour de sujets anodins : la météo, l'ouverture prochaine d'une exposition, les performances boursières (évidemment). Min-ho parlait peu, mais quand il le faisait, c'était avec une économie de mots et une précision qui en disaient long sur son esprit analytique. Il ne la regardait pas vraiment. Son regard effleurait son visage, puis se posait sur son père, sur le sien, sur son verre, comme s'il évaluait chaque élément de la scène.

À un moment, alors que leurs parents étaient absorbés dans une discussion sur les taux d'intérêt, Ji-eun tenta de briser la glace.

— On dit que vous êtes un passionné d'échecs, Kang Min-ho-ssi ?

Il tourna vers elle son regard noir, et elle frissonna. C'était comme être scrutée par un prédateur.

— C'est un jeu qui enseigne la patience et la stratégie, répondit-il. Des qualités indispensables.

— Je préfère la peinture, moi. Elle enseigne la liberté et l'émotion.

Un minuscule sourire, qui n'atteignit pas ses yeux, effleura ses lèvres.

— Des qualités… moins quantifiables.

Le message était clair. Leurs mondes n'avaient aucun point de contact. Elle se sentit soudain ridicule, une enfant qui tentait de discuter de poésie avec un général en pleine guerre.

À la fin de la soirée, alors qu'ils se tenaient sous le porche, attendant que les voitures soient amenées, Min-ho se tourna vers elle.

— Il a été décidé, pour faciliter… notre rapprochement, que nous emménagerions ensemble dans un appartement. Après les fiançailles officielles, bien sûr.

Ji-eun sentit son estomac se serrer.

— Ensemble ? Mais…

— C'est la volonté de nos familles, coupa-t-il, comme si cela mettait un point final à toute discussion. Ce sera plus simple ainsi.

Sa voiture, une berline noire et silencieuse, s'arrêta devant eux. Il s'inclina une dernière fois.

— Bonne nuit, Han Ji-eun-ssi.

— Bonne nuit, murmura-t-elle.

Elle le regarda monter dans la voiture et partir sans un regard en arrière. La pluie s'était arrêtée, laissant l'air froid et humide. Elle se sentait plus seule qu'elle ne l'avait jamais été. Le pacte était scellé. Sa vie venait de basculer, et l'homme qui en deviendrait le centre était un étranger aussi froid et lointain qu'une étoile.

Chapitre 2 : Les Murs de verre

Le jour de l’emménagement dans l’appartement de cohabitation arriva avec la brutalité d’une sentence. Situé au dernier étage d’une tour résidentielle ultramoderne du quartier de Gangnam, le duplex était un chef-d’œuvre de design froid et d’impersonnalité luxueuse. De vastes baies vitrées offraient une vue imprenable et démesurée sur les gratte-ciel de Séoul, mais ces murs de verre donnaient à Ji-eun la désagréable sensation de vivre dans une vitrine, observée par la ville entière.

La porte d’entrée, lourde et silencieuse, se referma derrière elle avec un léger cliquetis qui résonna dans le vaste espace vide. Le sol était en marbre gris veiné de blanc, les murs d’un blanc immaculé. Aucune trace de poussière, aucune imperfection. L’endroit sentait le neuf, le propre, et un étrange parfum d’air conditionné et de cire d’abeille. C’était beau, d’une beauté stérile et intimidante, comme un hôtel cinq étoiles ou la page blanche d’un contrat.

Ses valises, contenant une infime partie de sa garde-robe et, soigneusement emballé au milieu de ses vêtements, son carnet de croquis, lui parurent soudain misérables et déplacées. Elle les fit glisser sur le sol lisse, le bruit des roulettes rompant le silence oppressant.

Un bruit de pas précis se fit entendre dans l’escalier en colimaçon qui menait à l’étage. Kang Min-ho apparut, vêtu d’un pantalon de costume et d’une chemise blanche immaculée, les manches remontées avec une exactitude militaire. Il avait l’air aussi à l’aise dans ce décor que dans son bureau. Il était ce décor.

— Vous êtes arrivée, constata-t-il, son regard balayant rapidement sa tenue décontractée – un jean et un simple pull – avant de se poser sur ses valises.

— Il semblerait, répondit Ji-eun, incapable de réprimer une pointe de sarcasme.

— Le service d’étage a monté vos affaires. Vos cartons sont dans votre chambre.

— Mes cartons ? Je n’ai pas apporté de cartons.

— Vos parents ont fait envoyer quelques effets personnels supplémentaires. Pour… humaniser l’espace, je suppose.

Il disait cela comme si « humaniser » était une tâche laborieuse et potentiellement désordonnée.

— Ma chambre ? demanda Ji-eun.

Min-ho fit un geste élégant vers l’étage.

— La suite principale vous est réservée. Elle dispose d’une salle de bains et d’un dressing. Je me suis installé dans la chambre d’amis, de l’autre côté du palier.

Cette séparation physique, bien que logique, fut vécue par Ji-eun comme une nouvelle marque de rejet. Il ne voulait même pas partager un espace de sommeil symbolique. Elle hocha la tête et entreprit de monter l’escalier, ses pas feutrés sur les marches de marbre.

La suite était à l’image du reste : un lit king-size bas et épuré, une coiffeuse en verre, une tête de lit en cuir. Sur le sol, près de la baie vitrée, se trouvaient trois cartons scellés. Elle les ouvrit avec un mélange de curiosité et d’appréhension. Le premier contenait des tenues de cérémonie et des robes de soirée. Le second, des albums photo de famille et quelques livres d’art somptueux et lourds. Le troisième la fit sourire malgré elle : il était rempli de ses affaires de peinture – toiles vierges, chevalet pliable, boîtes de pinceaux et tubes de couleurs soigneusement rangés. Un geste de la part de sa mère ? Une tentative maladroite de lui offrir un réconfort ? Ou simplement le souhait de voir sa fille continuer à cultiver une apparence d’artiste, comme un accessoire de plus ?

Elle déballa le chevalet et l’installa près de la fenêtre, face à la ville. Puis elle sortit une petite toile et la posa dessus. Pour l’instant, elle restait blanche, une promesse intimidante.

Le premier soir fut une démonstration de coordination militaire. Min-ho avait pris possession de la cuisine, un espace chromé et brillant équipé de tous les derniers gadgets. Il prépara un dîner simple mais parfaitement présenté : du poisson vapeur, du riz et des légumes sautés.

— Je ne savais pas que vous cuisiniez, remarqua Ji-eun, assise à la grande table en verre qui pouvait accueillir huit personnes.

— C’est une compétence nécessaire. Cela permet de contrôler son alimentation et son emploi du temps, répondit-il en posant une assiette devant elle avec une précision chirurgicale.

— Je vois. Tout est une question de contrôle.

— Tout est une question d’efficacité, corrigea-t-il.

Ils mangèrent en silence, le bruit des couverts sur la porcelaine semblant anormalement fort. L’appartement était si vaste que le silence lui-même avait un écho.

— Les règles de vie, commença Min-ho après avoir avalé sa dernière bouchée. Pour éviter tout malentendu.

Ji-eun leva les yeux, une bouchée de poisson suspendue à sa fourchette.

— Les règles ?

— La femme de ménage vient le jeudi. Elle ne touche pas aux dossiers dans mon bureau. La cuisinière est entièrement équipée, vous êtes libre de l’utiliser, mais je vous demande de laisser l’espace parfaitement propre après usage. Les invités sont théoriquement autorisés, mais je vous prierai de m’informer à l’avance, par respect pour mon propre planning.

— Des invités ? ricana doucement Ji-eun. Vous pensez que je vais organiser des fêtes ?

— Je ne pense rien. J’établis un cadre, c’est tout. Enfin, concernant les espaces communs, j’apprécie l’ordre.

— Cela ne m’avait pas échappé, dit-elle en jetant un regard circulaire à l’appartement immaculé.

— Bien. Alors nous nous comprenons.

Il se leva, prit son assiette vide et la porta à l’évier où il la rinca immédiatement avant de la placer dans le lave-vaisselle avec une symétrie parfaite. Ji-eun le regarda faire, fascinée et exaspérée. Chaque geste était utile, prévisible, dénué de la moonce grâce. C’était une machine à vivre.

Les jours suivants s’écoulèrent sur ce rythme. Ils évoluaient dans l’appartement comme deux planètes sur des orbites différentes, évitant soigneusement toute collision. Ji-eun passait ses matinées dans sa chambre, à essayer de peindre, mais la toile blanche face à la ville de béton lui renvoyait son propre sentiment d’impuissance. L’après-midi, elle sortait, visitait des galeries d’art ou errait dans les rues, retardant au maximum le moment de rentrer dans la prison de verre.

Min-ho, lui, partait tôt et rentrait tard. Certains soirs, il dînait à l’extérieur pour des affaires. D’autres fois, il travaillait dans son bureau, la porte close, d’où ne filtrait que la lueur bleutée de son écran d’ordinateur.

Leurs échanges se limitaient à des formalités polies.

— La facture d’électricité est arrivée.

— Je l’ai mise sur la table.

— Merci.

— Il y a un dîner de famille dimanche prochain. Mon père insiste pour que nous y allions ensemble.

— D’accord.

Un soir, une semaine après leur emménagement, Ji-eun, lasse de l’atmosphère aseptisée, décida de cuisiner. Elle prépara un jjigae, un ragoût coréen épicé et réconfortant, un plat qui sentait bon la vie, l’ail et le gochujang. La cuisine fut rapidement en désordre : des éclaboussures de pâte de piment sur le plan de travail, des oignons verts éparpillés, des ustensiles sales.

Min-ho rentra alors qu’elle était en train de remuer la grande casserole. Il s’immobilisa sur le seuil de la cuisine, son regard parcourant le champ de bataille culinaire. Une légère contraction de ses narines fut la seule manifestation de son inconfort.

— Je prépare du jjigae, annonça Ji-eun, un peu provocante. Il y en a pour deux, si vous voulez.

— Je vous remercie, mais j’ai déjà dîné, mentit-il visiblement.

— Un petit bol ? C’est réconfortant.

— Je n’ai pas faim.

Il tourna les talons et se dirigea vers son bureau. Ji-eun le regarda partir, une cuillère en bois à la main. Elle avait presque pitié de lui. Presque. Elle se servit un grand bol et mangea seule à la table en verre, savourant chaque bouchée épicée comme un acte de rébellion.

Plus tard dans la nuit, alors qu’elle ne parvenait pas à dormir, elle descendit chercher un verre d’eau. La cuisine était à nouveau impeccable, brillante, silencieuse. Min-ho l’avait nettoyée en catimini. Mais en passant devant la porte entrouverte de son bureau, elle l’aperçut. Il n’était pas en train de travailler. Il était affalé dans son fauteuil, la tête renversée en arrière, les yeux fermés. Sur son visage détendu par la fatigue, la froideur habituelle avait cédé la place à une vulnérabilité presque douloureuse. Il avait l’air épuisé, submergé. Pour la première fois, Han Ji-eun ne vit plus l’héritier impitoyable, mais un homme accablé par le poids d’un destin qu’il n’avait pas plus choisi qu’elle.

Elle recula sans faire de bruit, le cœur battant un peu plus vite. Ce n’était qu’une image, une faille furtive, mais c’était la première fissure dans le mur de glace qu’il érigeait entre eux.

Chapitre 3 : Les première fissures

La découverte de cette faille chez Min-ho changea imperceptiblement la perception que Ji-eun avait de lui. Elle ne le voyait plus comme une simple statue de marbre, mais comme une forteresse avec, peut-être, des portes dérobées. Elle commença à l’observer avec plus d’attention, non plus avec la rébellion qui l’avait animée les premiers jours, mais avec une curiosité teintée d’une empathie naissante.

Elle remarqua des détails. La façon dont il massait ses tempes après un long appel téléphonique avec son père. L’unique photo sur son bureau – un portrait de famille rigide, où le jeune Min-ho, adolescent, semblait déjà porter le poids du monde sur ses épaules. L’étagère dans sa bibliothèque qui, contre toute attente, ne contenait pas que des ouvrages d’économie, mais aussi quelques classiques de la littérature coréenne, soigneusement alignés.

Un après-midi, alors qu’elle rentrait d’une exposition, elle le trouva dans le salon, chose rare en dehors des heures de repas. Il était debout devant la grande baie vitrée, immobile, contemplant la ville qui s’enfonçait dans la brume. Il ne l’avait pas entendue entrer.

— La vue est hypnotique, n’est-ce pas ? dit-elle doucement pour ne pas le surprendre brutalement.

Il se retourna, un peu surpris, mais n’esquissa pas son habituel mouvement de retrait.

— Elle représente 70% du PIB du pays, dit-il, sur le mode de la plaisanterie sèche qu’elle commençait à reconnaître. C’est difficile de ne pas être hypnotisé.

— Je parlais de la lumière. En cette fin d’après-midi, elle est… mélancolique.

Il regarda de nouveau la ville, comme s’il essayait de voir ce qu’elle voyait.

— Melancholie. Un sentiment peu productif.

— Mais humain, rétorqua-t-elle en s’approchant.

Ils restèrent silencieux un moment, côte à côte, observant le ballet des nuages et des buildings. C’était la première fois qu’ils partageaient un moment de calme sans hostilité ni formalité.

— J’ai vu que vous aviez des livres de Hwang Sok-yong, dit-elle, rompant le silence. Je ne vous imaginais pas lecteur de fiction.

Il eut un léger haussement d’épaules.

— Ma mère me les a offerts. Elle disait que les chiffres nourrissent le portefeuille, mais que les histoires nourrissent l’âme.

— Elle avait raison.

— Elle avait souvent raison, dit-il, et sa voix était si basse qu’elle l’entendit à peine.

C’était la première fois qu’il mentionnait sa mère de sa propre initiative. Ji-eun sentit qu’elle venait de franchir une ligne invisible.

— Elle doit être fière de vous.

— Elle est décédée il y a cinq ans, dit-il abruptement, en détournant le regard.

Le silence qui suivit fut lourd de sens. Ji-eun comprit soudain une partie de sa froideur. C’était une carapace, un bouclier érigé après une perte.

— Je suis désolée, murmura-t-elle sincèrement.

— Il n’y a pas lieu de l’être. C’est la vie.

Mais son ton était moins assuré que ses mots. Il se raidit, comme s’il regrettait déjà cette confidence.

— Je dois retourner travailler, annonça-t-il avant de quitter la pièce.

Ji-eun resta seule, le cœur étrangement serré. Elle regarda la ville, mais cette fois, elle ne vit plus une étendue impersonnelle de béton et de verre. Elle vit le décor de la solitude de Kang Min-ho.

Le lendemain, poussée par une impulsion qu’elle ne s’expliquait pas tout à fait, elle sortit son carnet de croquis. Elle ne se installa pas face à la ville, mais dans un angle du salon, d’où elle pouvait voir, en perspective, la porte du bureau de Min-ho. Elle commença à dessiner, non pas un paysage, mais des fragments de leur cohabitation. L’empreinte d’une tasse de thé sur la table basse. L’ombre portée de l’escalier. La silhouette lointaine et courbée de Min-ho derrière la vitre de son bureau, capturée dans un moment de fatigue.

Elle travailla pendant des heures, absorbée, utilisant du fusain pour des traits plus doux, plus organiques que les couleurs vives qu’elle affectionnait habituellement.

Ce soir-là, Min-ho rentra plus tôt que prévu. Il semblait préoccupé, les traits tirés. Il avait eu une journée difficile, une négociation qui avait mal tourné. Il se dirigea vers le salon pour se servir un verre d’eau et aperçut le carnet de croquis ouvert sur la table basse. Il allait passer son chemin, respectueux des frontières, quand son propre visage, esquissé au fusain, attira son regard.

Ce n’était pas un portrait détaillé. C’était une esquisse rapide, presque une impression. Mais l’artiste avait capturé quelque chose que les photographies officielles ne montraient jamais : la lassitude dans le creux de ses yeux, la tension à la commissure de ses lèvres, le poids invisible sur ses épaules. Ce n’était pas le visage de l’héritier Kang. C’était le visage de Min-ho, l’homme.

Il resta figé, le verre d’eau à la main. Personne ne l’avait jamais vu ainsi. Personne n’avait jamais pris la peine de regarder au-delà du masque. Un mélange de gêne, de colère et d’une étrange fascination l’envahit.

Ji-eun descendit à cet instant, attirée par le bruit.

— Vous… vous avez regardé mon carnet ? demanda-t-elle, surprise et un peu honteuse.

Il leva les yeux vers elle. Son regard n’était plus froid, mais intense, perçant.

— Pourquoi ? demanda-t-il simplement.

— Pourquoi… quoi ?

— Pourquoi avoir dessiné ça ?

Elle hésita, cherchant ses mots.

— Parce que c’est ce que je vois, finit-elle par avouer. Les gens pensent que je ne fais que rêvasser. Mais je regarde. Je vois les choses. Et je dessine ce que je vois.

Il posa le verre sur la table, sans quitter le dessin des yeux.

— Ce n’est pas… flatteur.

— La vérité ne l’est pas toujours.

Il releva la tête et leurs regards se rencontrèrent. Pour la première fois, il ne détourna pas les yeux. Il la regardait, vraiment la regardait, comme s’il la voyait elle aussi pour la première fois. Non pas comme la fille Han, mais comme Ji-eun, l’artiste, celle qui voyait au-delà des apparences.

— Je… Je vais le déchirer, si vous voulez, proposa-t-elle, mal à l’aise.

— Non, dit-il rapidement. Non. Gardez-le.

Il prit une profonde inspiration.

— Je dois… y aller.

Il partit, laissant Ji-eun seule avec son carnet et un sentiment confus. Elle avait eu peur de sa réaction, mais il n’avait pas été en colère. Il avait été… troublé. Touché, peut-être.

Le mur de glace n’était pas tombé. Mais une fissure profonde, sinueuse, venait de le traverser de part en part. Et par cette fissure, une lueur nouvelle filtrait.

Veuillez télécharger l'application MangaToon pour plus d'opérations!

téléchargement PDF du roman
NovelToon
Ouvrir la porte d'un autre monde
Veuillez télécharger l'application MangaToon pour plus d'opérations!