Chapitre d’annonce – Les Échos du Départ
Aminatou n’avait jamais pensé revenir à Nkwen. L’Europe avait façonné sa vie : les rues animées, les cafés bondés, le vent froid sur son visage. Ici, dans ce village où elle était née et qu’elle n’avait jamais vraiment connu, tout semblait figé dans le temps.
Puis vint l’appel. La voix tremblante de sa mère au téléphone, entre sanglots et mots précipités :
— Nji… est parti. Il faut que tu rentres.
Un silence. Puis le poids de la culpabilité. Aminatou se rappela la dernière conversation avec son frère, ce jour où il avait essayé de lui dire quelque chose d’important, et qu’elle avait ignoré. Si seulement j’avais répondu… pensa-t-elle. Et maintenant, il n’y aurait plus jamais de suite.
Elle referma la porte de son appartement parisien et posa une main sur le billet d’avion. Les souvenirs l’assaillaient : le rire de Nji dans la cour du village, les histoires qu’ils se racontaient enfant, et cette sensation persistante qu’un secret flottait dans l’air. Un secret qu’elle seule pourrait découvrir.
Le voyage fut silencieux. Chaque kilomètre la rapprochait d’un passé qu’elle n’avait jamais vraiment compris et d’un héritage qu’elle n’avait jamais appris à connaître. Aminatou ne savait pas encore que ce retour marquerait le début d’une série de murmures… et que le monde qu’elle croyait connaître ne serait plus jamais le même.
Chapitre 0 – Le départ
L’aéroport s’emplissait d’annonces et de pas pressés. Des valises roulaient sur le carrelage brillant, des enfants pleuraient, et des voix s’entremêlaient dans un mélange de langues.
Aminatou serrait son billet entre ses doigts, immobile au milieu du flux.
Un aller simple. Bruxelles – Douala.
Cela faisait plus de quinze ans qu’elle n’était pas retournée « chez elle ». Chez elle ? Le mot lui-même lui paraissait faux. Son enfance au Cameroun n’était qu’une suite de souvenirs flous : le parfum du feu de bois au petit matin, les éclats de rire d’un garçon qui courait toujours plus vite qu’elle… Nji.
Son frère.
Elle baissa les yeux, comme pour fuir son propre reflet dans les vitres. L’écran de son téléphone affichait encore le dernier message vocal de Nji, enregistré deux semaines avant sa mort. Sa voix grave et pressante résonnait :
— « Amina… rappelle-moi. J’ai quelque chose d’important à te dire. C’est sérieux cette fois. Ne tarde pas, je t’en prie. »
Elle n’avait pas rappelé.
Le travail, les soirées entre amis, les excuses faciles avaient rempli ses journées. Et maintenant, il était trop tard.
L’avion traversa la nuit.
Aminatou resta éveillée, le front collé contre le hublot.
Sous elle, l’océan s’étendait comme une ombre infinie. Chaque vague invisible semblait murmurer. Était-ce son imagination fatiguée, ou bien une voix ?
« Tu n’as pas répondu… »
Elle sursauta. Personne autour ne semblait avoir parlé. Les passagers dormaient, bercés par le ronronnement des moteurs. Elle inspira profondément et secoua la tête. Trop d’émotions. Trop de regrets.
Mais les mots restaient accrochés à ses oreilles.
Comme si Nji lui parlait encore.
L’arrivée à Douala fut un choc de chaleur et de bruits.
L’air était épais, saturé de poussière et de klaxons.
À peine sortie, elle fut happée par la foule des chauffeurs de taxi, chauffeurs de bus, par les appels, les odeurs de poisson grillé, de carburant, de terre humide.
L’Europe lui sembla soudain lointaine, fragile, artificielle.
Un cousin qu’elle connaissait à peine l’attendait avec une pancarte où son prénom était mal orthographié. Ils échangèrent quelques mots polis, sans chaleur. Le silence s’imposa bientôt, seulement brisé par les cahots de la voiture et la musique d’une radio grésillante.
Aminatou observait le paysage : les marchés grouillants, les femmes portant des bassines sur la tête, les enfants courant pieds nus. Tout lui paraissait étranger, comme si elle découvrait un monde auquel elle appartenait sans jamais l’avoir compris.
Puis, au fil de la route, la ville céda la place aux collines verdoyantes. Le goudron disparut, remplacé par une piste rouge poussiéreuse. Chaque cahot faisait vibrer son corps et ses souvenirs.
C’est là, pensa-t-elle. Là que tout avait commencé.
Un premier flash remonta, vif comme une gifle.
Elle avait six ans. Nji, neuf.
Il la tirait par la main vers la rivière, riant aux éclats.
— « Viens, Amina ! On doit leur prouver qu’on n’a pas peur ! »
Elle se souvenait de l’eau sombre, des pierres glissantes, des voix des anciens qui leur criaient de ne pas s’approcher. Mais Nji n’écoutait jamais.
Il s’était penché au-dessus de l’eau et avait murmuré quelque chose qu’elle n’avait pas compris.
Puis un remous étrange avait parcouru la surface, comme si la rivière avait répondu.
Aminatou avait hurlé et s’était enfuie, tirant son frère par la manche.
Mais Nji avait seulement ri.
« Tu as peur des murmures ? » avait-il dit.
Elle avait oublié cette scène… jusqu’à maintenant.
La voiture s’arrêta au bord d’un village.
Nkwen.
Son village natal.
Le ciel était déjà teinté d’ocre. Des chants résonnaient au loin : graves, répétés, lourds comme une prière.
Le cousin lui désigna la grande maison familiale où se préparait la veillée. Elle hocha la tête, mais ses pas restèrent figés.
Le vent apporta un parfum de vin de palme et de fumée.
Et avec lui… une voix.
« Tu es revenue… enfin. »
Elle se retourna brusquement.
Personne. Juste des enfants qui jouaient à la marelle dans la poussière.
Mais ses mains tremblaient.
Elle savait.
Ce voyage n’était pas seulement pour l’enterrement.
Quelque chose l’avait rappelée.
Dans la maison, le corps de Nji reposait sous un grand drap blanc. Les femmes pleuraient en cadence, leurs voix montant et descendant comme une marée.
Aminatou s’avança, hésitante.
Chaque pas résonnait dans sa poitrine comme un tambour.
Elle voulut soulever le drap, revoir son visage une dernière fois. Mais sa tante lui saisit le poignet :
— « Pas encore. La nuit n’est pas propice. Attends demain. »
Aminatou obéit, mais son cœur criait.
Elle voulait voir. Elle devait voir.
Alors, malgré elle, son regard glissa vers un miroir posé contre le mur.
Dans le reflet, derrière son épaule, elle crut distinguer une silhouette.
Un jeune homme, souriant.
Nji.
Mais quand elle se retourna, il n’y avait que le vide.
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Cette nuit-là, elle dormit à peine.
Allongée sur un lit de fortune, les oreilles pleines des chants funèbres qui continuaient dehors, elle ferma les yeux.
Le sommeil la happa par vagues, la recracha dans des éclats de rêves.
Elle revoyait la rivière.
Les mains surgissaient de l’eau.
Pas pour l’entraîner, mais pour lui tendre quelque chose : un carnet, aux pages couvertes de symboles étranges.
Puis la voix de Nji.
— « Tu dois écouter, Aminatou. Écoute-les. »
Elle se réveilla en sursaut.
La bassine au coin de la chambre débordait.
De l’eau claire, lumineuse, glissait lentement sur le sol.
Et au milieu de ce silence, une phrase, distincte, s’imposa dans sa tête :
« Recommence… jusqu’à ce que tu voies. »
Chapitre 1 – Les ombres du retour
Le bus cahota une dernière fois avant de s’arrêter dans un nuage de poussière rouge.
Aminatou descendit, ses chaussures élégantes s’enfonçant légèrement dans la terre battue. Le soleil tapait fort, implacable, et l’air vibrait d’un mélange de chants funèbres, de tam-tams lointains et de murmures contenus.
Le village de Nkwen s’étendait devant elle, comme une photographie immobile. Les cases aux toits de chaume s’alignaient, marquées par le temps. Des enfants la fixaient en silence, les yeux brillants d’un mélange de curiosité et de crainte. Plus loin, les anciens, assis à l’ombre des manguiers, détournaient le regard, comme pour marquer une distance invisible.
Tout me semble étranger… et pourtant c’est ici que je suis née.
Chaque détail la heurtait : les odeurs d’huile de palme, de bois brûlé, de terre humide. Les couleurs trop vives des pagnes, les chants si graves qu’ils résonnaient dans ses os. Aminatou se sentait déplacée, comme une pièce de puzzle mal insérée.
...Tayo – Le rire brisé...
Je la vois.
Aminatou.
Elle est revenue.
Ses yeux cherchent des repères, mais rien ne lui répond. Ses cheveux lissés, sa robe trop citadine, son sac qui brille sous le soleil… Elle ne ressemble pas à celle que j’ai connue. Et pourtant, derrière cette façade étrangère, je retrouve une étincelle. Une blessure.
Je m’avance, hésitant.
— Aminatou ?
Elle se tourne, ses yeux s’écarquillent, incrédules.
— Tayo ?... C’est toi ?
Sa voix tremble, fragile. Je souris, mais ce sourire est faux, tendu comme une corde prête à céder. J’aimerais rire, comme autrefois, quand on grimpait aux arbres pour voler des mangues. Mais comment rire, quand son frère…
Mon cœur cogne. Les mots me brûlent la langue. Comment lui dire que Nji n’est pas mort par hasard ? Que ce n’était pas un accident ? Que son dernier appel cachait une vérité que personne ne veut entendre ?
Je ravale tout.
Je garde le silence.
Mais au fond de moi, je le sais : ce silence est une trahison.
...Murmures de l’eau...
« Tu n’as pas répondu à son appel… »
Aminatou sursaute.
Ses yeux se plissent, cherchant autour d’elle. Personne n’a parlé. Les enfants rient au loin, les tam-tams continuent, mais le vent s’est figé.
Je l’ai entendu aussi.
Ou peut-être… seulement senti.
Un souffle derrière mon oreille, une vérité glissée entre deux battements de cœur.
Les murmures commencent déjà.
...Mabo – Le rêveur...
De mon muret de pierre, j’observe la scène.
Aminatou. Tayo. Le village entier suspendu à ce retour.
Je ferme les yeux. Et les images affluent.
Pas des souvenirs. Pas vraiment.
Des éclats, comme des rêves éveillés.
De l’eau.
De l’eau qui s’élève, qui s’épaissit.
Des bras qui surgissent, des visages translucides.
Aminatou qui tombe, encore et encore.
Je rouvre les yeux, le souffle court.
Pourquoi moi ? Pourquoi je vois cela ?
Est-ce l’esprit de Nji qui me parle ? Ou bien une malédiction qui imprègne ce sol ?
Je garde le silence. Personne ne me croirait.
Je suis le rêveur, celui qu’on accuse d’imaginer trop. Mais ce que j’ai vu n’est pas un rêve. C’est un avertissement.
...Suh – La colère...
Elle est là.
Aminatou.
L’étrangère.
Celle qui a fui.
Celle qui a choisi l’Europe et nous a laissés derrière.
Je la fixe, et la rage monte comme une marée.
— Tu n’étais pas là pour lui, Aminatou.
Elle baisse les yeux. Elle sait.
Tu l’as abandonné. Comme tu nous as abandonnés.
Je voudrais lui hurler tout ce que je retiens depuis des années.
Mais ma gorge se serre.
Parce que je me souviens aussi du rire de son frère, quand il parlait d’elle.
“Aminatou viendra un jour. Elle comprendra.”
Alors je me tais.
La rage demeure, mais elle est entremêlée de loyauté. Une loyauté douloureuse.
...Aminatou – La faille...
La nuit tombe.
Les chants s’estompent. Les tambours s’éloignent.
Je suis seule dans la chambre qu’on m’a préparée.
Le silence est plus lourd que les voix.
Je ferme les yeux… et je revois Nji.
Sa voix dans le téléphone.
“Amina… rappelle-moi. J’ai quelque chose à te dire. C’est important.”
Je n’ai jamais rappelé.
Et maintenant, je n’aurai jamais de suite.
Un bruit d’eau me tire de mes pensées.
La bassine au coin de la chambre déborde, alors qu’elle était vide tout à l’heure.
L’eau s’écoule sur le sol, dessinant des reflets lumineux qui s’animent comme des veines.
« Recommence… jusqu’à ce que tu voies. »
Je ferme les yeux.
Et soudain—
> ||Je descends du bus.||
||La poussière rouge.||
||Les chants funèbres.||
||Tayo qui m’attend… mais pourquoi est-il déjà là ?||
Mon souffle se brise.
Un fil se défait.
Quelque chose m’échappe.
Je me réveille en sursaut.
Le matin recommence.
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