La chambre d’Élias était plongée dans l’obscurité. Les volets fermés depuis des jours, l’air étouffant, saturé de sueur et de peur. Il n’arrivait plus à dormir. Chaque fois qu’il fermait les yeux, il revivait la scène — son corps cloué contre le sol froid, sa voix brisée, ses mains tremblantes qu’il avait tendues dans le vide. Personne n’était venu. Personne n’avait entendu.
Il porta ses doigts à sa gorge, comme pour vérifier s’il pouvait encore parler. Mais les mots s’étaient figés en lui, avalés par une honte qu’il ne comprenait pas. Pourquoi moi ? Pourquoi personne n’a rien vu ?
Ses parents, quand il avait osé balbutier une vérité incomplète, avaient détourné le regard. Son père avait serré les poings, mais pas contre l’agresseur :
— « Arrête tes histoires, Élias. Tu inventes toujours des drames. »
Et sa mère, en chuchotant, avait ajouté :
— « Si tu continues, les voisins vont en parler. Tu veux qu’on ait honte de toi ? »
Alors il s’était tu.
La seule chose qui restait, c’était l’odeur de sang dans ses souvenirs et le rire déformé de celui qui l’avait détruit. Un rire qui s’infiltrait jusque dans ses rêves.
Cette nuit-là, incapable de respirer, Élias attrapa son carnet noir. Il ouvrit la première page et écrivit d’une main tremblante :
« Si je disparais demain, ce ne sera pas un accident. »
Les jours défilaient sans forme. Élias errait dans sa chambre comme un fantôme. Il ne supportait plus les miroirs. Chaque fois qu’il croisait son reflet, il voyait un corps sali, brisé, marqué d’un souvenir qu’il ne pouvait raconter.
À l’école, les choses n’allaient pas mieux. Les regards pesaient, comme si tout le monde savait. On murmurait dans son dos. Il avait l’impression d’être nu, exposé, incapable de se défendre.
Un midi, il s’était réfugié dans la bibliothèque. Là, entre deux rayonnages, il avait ouvert son carnet noir. Les mots coulaient sans qu’il réfléchisse :
« Je hurle à l’intérieur, mais ma voix est sourde. Je suis vivant, mais je voudrais ne plus l’être. »
Ce fut à ce moment-là qu’une ombre tomba sur lui. Un garçon venait de s’asseoir en face, silencieux. Élias releva les yeux. Il le connaissait vaguement : Noah, un élève discret, toujours seul. Ses cheveux noirs tombaient devant ses yeux, et il avait ce regard fatigué qui ressemblait au sien.
Noah pointa le carnet du menton.
— « Tu écris quoi, là ? »
Élias claqua le cahier d’un geste brusque.
— « Rien. »
— « On n’écrit jamais rien. » La voix de Noah était basse, presque cassée, mais ses mots vibraient d’une étrange certitude.
Élias ne répondit pas. Pourtant, quelque chose dans ce garçon l’intriguait. Comme si lui aussi connaissait ce goût amer de la souffrance qu’on cache.
Les nuits n’étaient plus du temps : elles étaient des champs minés. Élias apprit à marcher entre les minutes comme on évite des éclats invisibles — la respiration courte, le cœur qui cogne, la sueur qui colle aux reins. Le sommeil venait rarement. Lorsqu’il venait, il apportait avec lui des images qu’il n’avait jamais voulu voir, des sons qu’il n’avait jamais voulu entendre ; ces images n’étaient jamais nommées. Il se réveillait parfois en hurlant sans son, étranger à sa propre bouche.
Les matins étaient pires encore. La lumière perçait les volets et lui semblait injustifiée, excessive. Il se forçait à se lever parce que ne rien faire l’aurait rendu fou — ou peut-être l’aurait tué, il n’en savait plus. L’école n’était plus un lieu d’apprentissage mais un théâtre d’ombres : les regards déplacés, les chuchotements dans les couloirs, les silences qui pesaient plus lourd que n’importe quelle parole. Il y avait ceux qui le traitaient comme une curiosité, ceux qui se détournaient et ceux qui, pires encore, décidaient qu’il valait mieux ne pas « en parler » pour ne pas créer de problème.
Il commença à compter les jours en rituels ridicules pour garder un semblant de contrôle : ranger ses chaussures au millimètre près, vérifier la serrure de sa porte cinq, dix, vingt fois, toucher la poignée du frigo pour sentir si le monde était réel. Les rituels n’étaient pas des solutions ; c’étaient des bouées jetées à un océan qui se refermait sur lui.
Les crises vinrent, une à une, sans prévenir. Parfois ce n’était qu’un haut-le-cœur, un tremblement dans les mains ; parfois c’était le vide qui creusait les jambes et l’obligeait à s’asseoir, la voix du monde devenue distante, comme si la réalité se mettait à distance pour se préserver. Dans ces moments, il était incapable de parler, incapable d’expliquer pourquoi son corps le trahissait. Les enseignants le regardaient passer et détournaient les yeux, fatigués de l’inexplicable.
Il prit l’habitude d’écrire. Le carnet noir devint la chambre où tout pouvait crier. Les pages noircies étaient pleines de phrases qui se déchiraient elles-mêmes : des mots en fragments, des lignes qu’il raturait comme pour effacer la douleur mais qui revenaient toujours, plus urgentes. Parfois il dessinait ; des formes sombres, des mains qui cherchent, des fissures qui s’ouvrent dans le ciel. Ces dessins ne disaient pas davantage l’atroce vérité, mais ils montraient l’effritement intérieur.
Un après-midi de novembre, la bibliothèque était presque vide. La pluie tambourinait aux fenêtres comme une mauvaise mémoire qui insiste. Élias, la tête enfouie sur ses bras, griffonnait une phrase qui revenait sans cesse : Je voudrais arrêter de ressentir.
Une silhouette glissa jusqu’à lui — Noah. Il posa le sac par terre et regarda les pages avec une délicatesse étonnante, comme si le papier brûlait.
— « Tu n’as pas l’air bien, » dit Noah, et sa voix n’était pas curieuse ; elle était mesurée, comme si elle craignait de faire saigner une plaie déjà ouverte.
Élias voulut fermer le carnet, le cacher, avaler ses mots. Mais quelque chose dans l’absence d’agressivité de Noah le retint. Peut-être que cet autre garçon, silencieux, était la première personne à ne pas regarder sa blessure en spectateur.
— « Ça ne s’arrête jamais, » murmura Élias sans le vouloir.
Noah hocha la tête. Il resta silencieux un long moment, puis dit :
— « Les gens ne savent pas quoi faire avec la douleur des autres. Ils la craignent. Ils pensent que si on la nomme, elle se collera à eux. »
C’était une phrase simple, mais pour Élias elle avait le poids d’un pont. Il releva les yeux. Noah n’avait pas l’air fort. Au contraire : il semblait usé, cassé par quelque chose d’équivalent, ou peut-être différent mais tout aussi mortel.
Noah tendit la main, hésita, puis la posa sur la page ouverte, à côté d’un mot que la main d’Élias avait tracé trop fort. Le contact ne dura qu’un instant — mais ce fut une affirmation silencieuse : je reconnais.
Les jours suivants, Noah devint présent sans s’imposer. Il n’exigeait pas d’explications. Il ramenait parfois du café, apportait des prétextes pour rester près d’Élias, et se faisait la compagnie d’un homme discret qui savait accepter le silence. Leur relation prit racine dans une succession de petites choses : un regard rendu, un sac posé à côté d’un sac, un livre partagé. Mais à mesure que Noah approchait, les souvenirs d’Élias reprenaient plus souvent le dessus ; l’angoisse, la honte, la colère sourde. Parfois il voulait fuir, parfois frapper quelque chose, parfois simplement disparaître.
La souffrance prit différentes formes : perte d’appétit, crises d’angoisse en public, cauchemars qui duraient des heures. Il apprit aussi les insultes déguisées — « dramatique », « trop sensible », « cherche de l’attention » — paroles aiguës qui pénétraient plus profondément qu’un coup. L’usure sociale fut plus destructrice que les nuits sans sommeil. Sa famille continua à fermer les yeux. Les quelques personnes qui auraient pu l’aider furent neutralisées par la peur du qu’en-dira-t-on.
Et dans ce paysage de ruines, Noah se révéla à la fois refuge et énigme. Parfois il disparaissait plusieurs jours, puis revenait avec des lignes sur le visage qui montraient qu’il aussi portait une histoire. Un soir, lorsqu’Élias le surprit en train de pleurer dans sa voiture, il sut sans question que Noah n’était pas un sauveur. Noah n’avait pas de solution. Il avait seulement de la présence, et parfois cela suffit à empêcher la chute complète.
Mais la présence n’annule pas la douleur. Elle la rend seulement visible. Les nuits d’Élias restaient peuplées de réminiscences morcelées — bruits, odeurs, sensations physiques qui ne seraient jamais détaillées ici, mais qui le poursuivaient comme une musique lancinante. Parfois, il croyait sentir la main du monde sur son épaule, et à d’autres moments il savait qu’il était seul face à un abîme qui se refermait lentement.
La souffrance façonna Élias ; elle l’altéra. Il devint méfiant, fermé, parfois violent envers lui-même — s’arrachant des questions sans réponse. Et pourtant, parmi les cendres, il y avait une mémoire coupée en deux : l’une criait à l’abandon, l’autre, plus ténue, cherchait une main qui tiendrait. Noah était peut-être cette main, imparfaite et tremblante ; mais tenir une main ne veut pas dire réparer une vie.
La vraie violence, réalisa Élias, n’était pas seulement dans l’acte subi : elle était dans le refus du monde à reconnaître la douleur. Le monde se repliait. Il n’y avait pas d’avocat dramatique qui surgirait pour crier la vérité. Il n’y avait que lui, ses carnets, et un garçon aux yeux fatigués qui lui murmurait, parfois : « Je suis là. »
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