(Prologue)
La mer hurlait contre les falaises comme une bête en colère. Le vent fouettait la nuit, emportant avec lui les cris étouffés de ceux qui n’avaient jamais trouvé le repos. J’étais là, immobile, les pieds ancrés au bord du vide, incapable de détourner le regard de l’abîme.
Depuis des semaines, des signes m’avaient poursuivie : des ombres qui se glissaient derrière moi, des murmures à peine perceptibles dans le silence, des reflets qui n’étaient pas les miens dans les miroirs. J’avais cru devenir folle. Mais ce soir-là, je compris que ce n’était que le début.
Je ne savais pas encore que ma rencontre avec Damien changerait tout. Que son regard sombre cacherait un secret trop lourd pour un seul homme. Que nos corps, brûlant d’un désir irrépressible, se rapprocheraient alors même que tout autour de nous cherchait à nous séparer.
Entre la passion et l’horreur, entre la vie et la mort, je me retrouvais piégée. Car aimer Damien, c’était franchir une frontière invisible… celle qui sépare les vivants des damnés.
Et désormais, il n’y avait plus de retour possible.
Chapitre 1 : Les ombres du rivage
Le ciel s’assombrissait peu à peu, avalé par des nuages épais qui annonçaient une nuit sans étoiles. La mer, agitée, se brisait violemment contre les falaises, et l’odeur d’embruns mêlée à celle d’algues en décomposition m’enveloppait dès que je descendis du bus. J’avais fait un long voyage pour atteindre cette ville côtière dont je ne connaissais que le nom, et déjà, j’avais l’impression que le vent me murmurait des avertissements que je n’étais pas prête à entendre.
La gare routière était presque déserte. Une lumière jaunâtre éclairait faiblement les bancs vides, et chaque fois qu’un réverbère grésillait, une étrange sensation me parcourait : comme si des silhouettes invisibles attendaient avec moi, tapies dans l’ombre. J’avais appris à ignorer ce genre d’impressions depuis mon enfance — mais ce soir-là, elles semblaient plus réelles, plus insistantes.
Je resserrai mon manteau autour de moi, mon sac en bandoulière pesant plus que d’habitude. J’étais venue ici pour commencer une nouvelle vie, ou du moins, pour échapper à l’ancienne. Les souvenirs d’un deuil douloureux me poursuivaient encore, et chaque nuit, je me réveillais en sueur, persuadée d’entendre le souffle de mon frère disparu dans ma chambre. Peut-être que ce départ vers l’inconnu était ma façon de fuir, ou bien, inconsciemment, d’affronter enfin ce qui m’avait brisée.
Je pris le chemin du centre-ville. Les rues étaient pavées de pierres humides qui luisaient sous la pluie récente. Des maisons anciennes, aux volets rongés par le sel, bordaient les ruelles étroites. Certaines semblaient inhabitées depuis des décennies, d’autres laissaient filtrer une lumière vacillante derrière leurs rideaux. La ville semblait figée dans une époque révolue, comme si le temps avait ralenti ici pour se concentrer sur quelque chose de plus profond, de plus obscur.
En passant devant une boutique fermée, je crus voir une ombre bouger derrière la vitre poussiéreuse. Mon cœur fit un bond, mais en me rapprochant, je constatai qu’il ne s’agissait que de mon reflet déformé par la vitre sale. Pourtant, quelque chose dans ce reflet me troubla : les yeux qui me fixaient semblaient plus sombres que les miens, presque étrangers.
Je détournai rapidement le regard et accélérai le pas.
Mon logement se trouvait dans une vieille bâtisse transformée en petites chambres à louer. La propriétaire, une femme âgée au sourire figé, m’avait remis les clés sans même me regarder dans les yeux. Sa voix tremblante m’avait souhaité "bonne installation", mais quelque chose, dans son ton, sonnait plus comme une mise en garde que comme un accueil.
Ma chambre donnait sur la mer. En ouvrant les volets, j’aperçus les falaises abruptes qui plongeaient dans l’océan noir, et plus loin, un manoir abandonné, dressé comme une silhouette décharnée contre le ciel. Ses fenêtres béantes ressemblaient à des orbites vides. Une légende locale, que j’avais vaguement entendue dans le bus, racontait qu’aucun habitant n’osait s’en approcher après la tombée de la nuit.
Je ne pus détacher mes yeux de cette bâtisse, fascinée et terrifiée à la fois. Un courant d’air entra brusquement par la fenêtre, renversant une bougie que j’avais posée sur la table. Le souffle ressemblait à un soupir humain. Je refermai les volets d’un geste nerveux, en riant faiblement pour me rassurer : ce n’était que le vent, rien de plus.
Mais au fond de moi, je savais déjà que je n’avais pas choisi ce lieu par hasard.
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Le lendemain, je décidai d’explorer les environs. Le ciel, couvert d’une brume épaisse, donnait à la ville des airs de décor abandonné. Sur la place centrale, un marché se tenait, mais les habitants parlaient à voix basse, comme s’ils craignaient d’être entendus par quelque chose d’invisible. Chaque sourire était furtif, chaque regard fuyant.
C’est alors que je le vis pour la première fois.
Il se tenait à l’écart, adossé au mur d’une vieille librairie fermée. Un homme grand, aux cheveux sombres, le visage à moitié caché par l’ombre de sa capuche. Mais ce furent ses yeux qui m’immobilisèrent : d’un noir profond, ils semblaient absorber la lumière plutôt que la refléter.
Nos regards se croisèrent à travers la foule, et une étrange chaleur monta en moi, un mélange d’attirance et de peur. Ce n’était pas un simple inconnu. Il avait quelque chose de… différent. Comme si son corps appartenait à ce monde, mais son âme à un autre.
Je voulus détourner le regard, mais je n’y parvins pas. Ses yeux m’enchaînaient, m’envoûtaient.
Puis, soudain, il disparut dans la ruelle adjacente.
Je restai figée quelques secondes, le souffle court, incapable de comprendre ce qui venait de se passer. Le marché reprit son rythme autour de moi, mais tout semblait plus terne depuis son départ.
Ce soir-là, en rentrant dans ma chambre, je n’arrivai pas à dormir. Chaque fois que je fermais les yeux, je revoyais son regard, et une phrase me hantait, sortie de nulle part, comme si elle avait été soufflée à mon oreille :
"Entre deux mondes, tu devras choisir."
Je rouvris brusquement les yeux, le cœur battant à tout rompre. La pièce était vide, mais j’étais certaine de ne pas avoir rêvé.
Et ce fut à cet instant précis que je compris : ma vie, désormais, ne m’appartenait plus.
Chapitre 2 : L’homme aux yeux de nuit
Le lendemain, la brume recouvrait toujours la ville comme un linceul. Le ciel n’était ni vraiment clair ni totalement sombre, suspendu dans une sorte de crépuscule permanent. Je sortis tôt, espérant peut-être retrouver ce regard qui m’avait hantée toute la nuit.
Mes pas me conduisirent presque instinctivement vers la ruelle où je l’avais vu disparaître la veille. Était-ce de la curiosité ? Ou une forme d’obsession déjà née en moi ? Je n’en savais rien, mais chaque fibre de mon être semblait vouloir le revoir.
La ruelle était étroite, pavée de pierres disjointes. Des murs humides suintaient une odeur de mousse et de sel. Au bout, une vieille librairie à demi écroulée laissait deviner l’odeur poussiéreuse des pages oubliées. Je m’avançai, hésitante, le cœur battant plus vite qu’il ne l’aurait dû.
Et soudain, je le vis.
Il était là, assis sur une marche, un livre ancien entre les mains. Ses doigts, longs et pâles, tournaient les pages avec une lenteur presque cérémonielle. Il leva les yeux vers moi, et encore une fois, je fus happée par ce noir abyssal. C’était comme plonger dans une mer sans fond, une mer où l’on pouvait à la fois se perdre et se noyer.
— Vous semblez perdue, dit-il d’une voix grave, douce mais étrangement détachée.
Je déglutis difficilement, incapable de soutenir son regard trop longtemps.
— Je… je cherchais juste à explorer la ville.
Un sourire imperceptible effleura ses lèvres. Il referma le livre avec soin, comme si chaque geste avait une importance.
— La ville a ses secrets. Elle n’est pas toujours accueillante avec les étrangers.
— Et vous ? dis-je, osant un ton plus assuré. Vous êtes de cette ville ?
Il eut un bref éclat dans les yeux, mais ce n’était pas de la joie. Plutôt une lueur de douleur dissimulée.
— Disons que je suis de partout… et de nulle part.
Un silence pesant s’installa, seulement troublé par le cri d’une mouette au loin.
Je le regardai, fascinée par son allure. Son manteau sombre semblait absorber la lumière, ses cheveux noirs encadraient un visage aux traits parfaits mais marqués d’une fatigue invisible. Il avait l’air jeune, mais quelque chose en lui donnait l’impression qu’il portait des siècles dans ses yeux.
— Comment vous appelez-vous ? demandai-je, ma voix plus douce.
— Damien.
Le prénom résonna en moi comme un écho familier, comme si je l’avais déjà entendu dans mes rêves. Je ne savais pas pourquoi, mais il m’allait droit au cœur.
— Élena, dis-je à mon tour, presque timidement.
Il inclina légèrement la tête, comme s’il gravait mon nom dans sa mémoire.
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Nous restâmes ainsi quelques instants, à échanger des banalités qui semblaient pourtant lourdes de sens. Mais derrière ses mots, je percevais toujours une retenue, une ombre qui l’entourait comme une seconde peau.
À un moment, un souffle de vent traversa la ruelle, et je crus entendre à nouveau ces murmures indistincts qui me suivaient depuis mon arrivée. Damien, lui, se figea. Ses yeux se plissèrent, attentifs, comme s’il percevait la même chose.
— Vous avez entendu ? demandai-je, la voix tremblante.
Il me regarda longuement avant de répondre.
— Ici, certaines choses se font entendre uniquement à ceux qui savent écouter.
Je sentis un frisson me parcourir l’échine.
— Et… qu’est-ce que j’ai entendu ?
Ses lèvres esquissèrent un sourire triste.
— Peut-être vos propres peurs. Peut-être autre chose.
Je n’eus pas le temps de poser d’autres questions. Une vieille femme passa dans la ruelle, traînant un panier. Elle jeta un rapide coup d’œil à Damien, puis détourna brutalement la tête, accélérant son pas comme si elle avait vu le diable en personne.
Mon cœur se serra.
— Pourquoi a-t-elle réagi ainsi ?
Damien haussa à peine les épaules.
— Parce que je ne suis pas le bienvenu ici.
Ses mots me laissèrent perplexe. Mais avant que je puisse insister, il se leva, rangea le livre sous son manteau et dit simplement :
— Vous devriez rentrer avant la nuit. Ce n’est pas un endroit sûr quand l’obscurité tombe.
Puis il s’éloigna, me laissant avec un vide étrange, comme si l’air autour de moi s’était soudain épaissi.
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Cette nuit-là, dans ma chambre, je ne parvins pas à dormir. L’image de Damien revenait sans cesse. Son regard noir, son sourire triste, sa voix basse résonnaient en moi comme une mélodie obsédante. J’avais envie de le revoir, de comprendre ce qu’il cachait, mais une partie de moi me hurlait de fuir tant qu’il en était encore temps.
À travers les volets, la lune écarlate perçait à moitié la brume. J’entendis à nouveau ces murmures. Mais cette fois, ils étaient plus clairs, comme des mots prononcés juste à mon oreille :
"Ne l’aime pas… ou il t’emportera."
Je bondis hors du lit, glacée d’effroi. La pièce était vide. Pourtant, les mots vibraient encore dans l’air.
Je collai ma main contre ma poitrine, mon cœur battant à tout rompre. Mais au lieu de repousser ce que je ressentais, je compris que c’était déjà trop tard.
Car malgré la peur, malgré l’avertissement, Damien était en train de m’enchaîner à lui.
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