La fac de loin ressemblait à un décor de film hollywoodien. Les pelouses parfaitement taillées s’étendaient comme un tapis vert, bordées d’arbres épais dont les feuilles bruissaient au rythme d’un vent tiède. Les bâtiments de briques rouges se dressaient avec une élégance solennelle, couronnés de vitraux et de hautes colonnes blanches. On aurait dit une carte postale, une de celles qu’on garde longtemps parce qu’elle fait rêver d’un avenir brillant.
Tanjiro serrait la lanière de son sac en cuir, ses yeux écarquillés, émerveillés, mais aussi anxieux. Son cœur battait vite, trop vite, comme à chaque fois qu’il se trouvait face à quelque chose d’immense et de nouveau. Derrière lui, Zenitsu traînait les pieds avec un gémissement dramatique, ses cheveux blonds décoiffés tombant sur son front.
— J’ai… j’ai pas le niveau, Tanjiro ! gémit-il. Regarde-moi cet endroit, c’est beaucoup trop prestigieux pour moi. On va me démasquer en deux secondes.
— Arrête de râler, réplique Inosuke, déjà perché sur un muret comme s’il partait à l’assaut du campus. T’as eu ta bourse donc t’as ta place ici. T’arrêtes de flipper et tu bouges ton cul.
— Mais t’es malade, toi ! grince Zenitsu, en essayant de lui attraper la cheville. Descends de là !
Tanjiro laisse échapper un rire bref. Ce n’était pas qu’il n’était pas inquiet, lui aussi. Mais voir ses deux amis se chamailler lui donnait l’impression que tout allait bien. Depuis leur petite ville au Japon jusqu’ici, à des milliers de kilomètres, rien n’avait vraiment changé entre eux : Zenitsu continuait à paniquer, Inosuke à foncer, et lui, Tanjiro, à garder tout le monde soudé.
— On va s’en sortir, dit-il d’une voix ferme mais douce. On est ensemble, c’est ça qui compte.
Zenitsu souffle, les yeux humides, mais se remet à marcher. Inosuke saute du muret d’un bond souple, atterrissant juste à côté de Tanjiro avec un sourire carnassier.
— Bon, c’est où qu’on chope nos emplois du temps ? demande-t-il, déjà prêt à foncer sans réfléchir.
Après quelques tâtonnements et un échange maladroit avec une étudiante qui leur indique la direction, les trois amis finissent devant un bâtiment administratif aux allures d’hôtel de ville miniature. L’intérieur sent le papier neuf et le désinfectant, les couloirs résonnent des pas d’étudiants pressés.
Ils passent un par un au bureau du responsable des admissions. Zenitsu tremble comme une feuille en tendant son dossier, Inosuke balance le sien sans un mot et repart avec son planning coincé sous le bras, tandis que Tanjiro prend le temps de remercier la secrétaire avec un sourire poli.
Dans le hall, ils comparent leurs feuilles.
— Moi j’ai Lettres modernes, salle 3C, annonce Zenitsu, déjà pâle comme la mort.
— Sciences appliquées, bâtiment B, grogne Inosuke.
— Et moi…histoire du droit, amphi 201, lit Tanjiro en fronçant les sourcils.
Ils se regardent. Trois chemins, trois directions différentes.
— On se retrouve ce soir, hein ? insiste Zenitsu, l’air d’aller à son exécution.
— Si tu survis, réplique Inosuke en lui écrasant l’épaule.
Tanjiro rit doucement.
— Courage, on se débrouillera.
Puis ils se séparent, engloutis par le flux des étudiants.
...**...
Tanjiro marche d’un pas rapide, serrant son emploi du temps dans la main. Les couloirs se ressemblent tous. Les panneaux indicateurs n’aident pas. Au bout de dix minutes, il se rend compte qu’il a tourné deux fois en rond. Un poids monte dans sa poitrine, cette angoisse sourde qu’il connaît trop bien. Se perdre, arriver en retard, décevoir dès le premier jour…
— Tu sembles chercher ton chemin.
La voix surgit derrière lui. Tanjiro se retourne et aperçoit un jeune homme, grand, large d’épaules, avec une chevelure flamboyante qui attire le regard, semblable aux flammes rebelles d’un feu ardent. Il porte une chemise blanche, les manches retroussées, et son sourire est si franc qu’il balaie l’air de toute lourdeur.
Tanjiro s’incline légèrement, réflexe respectueux.
— Euh..oui. Je cherche l’amphi 201. C’est mon premier jour ici, je me suis un peu perdu.
L’autre rit, un rire plein et chaud qui résonne dans le couloir vide.
— Parfait ! Moi aussi, c’est mon premier jour dans cette fac. Et devine quoi ? Je vais justement à l’amphi 201. On y va ensemble ?
Surpris, Tanjiro hoche la tête avec soulagement.
— Vraiment ? Merci beaucoup.
Ils marchent côte à côte, et Tanjiro, encore intimidé, lance quelques questions.
— Tu es… en droit aussi ?
— Effectivement et l’Histoire du Droit est mon domaine de prédilection, répond l’homme, son sourire toujours accroché aux lèvres.
Le couloir s’ouvre enfin sur un vaste amphithéâtre. Les étudiants s’installent déjà, posant leurs sacs et ouvrant leurs ordinateurs. Tanjiro soupire de soulagement. Il se tourne vers son guide.
— Merci, sans toi j’aurais erré toute la journée.
Mais l’homme avance d’un pas assuré vers l’estrade, dépose son sac près du bureau, et se tourne vers l’assemblée. Son sourire s’élargit encore.
— Bonjour à tous. Je suis le professeur Rengoku Kyojuro, et j’aurai l’honneur de vous enseigner l’Histoire du droit cette année.
Le cœur de Tanjiro rate un battement. Il sentit son estomac se tordre. L’homme qu’il avait suivi n’était pas un étudiant, mais son professeur. Il rejoignit une place libre au milieu des rangs, s’asseyant avec raideur, les oreilles brûlantes de honte. Tout autour de lui, les étudiants chuchotaient, déjà fascinés par le professeur.
Mais Tanjiro n’entendait plus rien. Son regard revenait toujours à cet homme flamboyant qui parlait avec une assurance tranquille, comme s’il portait en lui une énergie inépuisable. Les mots s’écoulaient — dates, notions, anecdotes sur les origines du droit — mais Tanjiro ne retenait que le timbre vibrant de sa voix et la façon dont son sourire semblait illuminer la salle.
Puis vint le moment des présentations. Rengoku appela les noms un par un, et chaque étudiant devait dire pourquoi il avait choisi cette filière. Certains répondaient par automatisme, d’autres bredouillaient, quelques-uns plaisantaient.
— Kamado Tanjiro, annonça-t-il d’une voix claire.
Tanjiro se leva, le cœur battant trop vite. Il baissa légèrement la tête par réflexe.
— J’ai choisi le droit parce que…j’aimerais défendre ceux qui n’ont pas de voix. J’ai toujours pensé qu’il fallait protéger les autres, et que la justice était le meilleur moyen d’y parvenir.
Un silence léger flotta, brisé par un éclat de rire bref mais chaleureux. Rengoku le fixait avec un éclat étrange dans les yeux, comme s’il venait de se reconnaître dans un miroir inattendu.
— Exactement les mêmes raisons qui m’ont poussé à faire mes études, dit-il en hochant la tête, son sourire élargi (si c’était vraiment possible) d’une sincérité désarmante.
Tanjiro resta figé une seconde. Il sentit un frisson parcourir sa nuque sous l’intensité du regard de son professeur. Puis il se rassit, troublé.
Le cours continua, mais pour Tanjiro, les minutes défilèrent dans une brume étrange. Il notait machinalement, incapable de détacher son esprit de la silhouette de Rengoku, de sa voix chaude résonnant encore dans ses oreilles.
Enfin, la cloche retentit. Les étudiants commencèrent à ranger leurs affaires dans un brouhaha général. Tanjiro hésita, serrant son sac contre lui. Puis il se leva et descendit les marches de l’amphithéâtre, son angoisse battant dans sa poitrine.
— Excusez-moi, professeur.
Rengoku releva la tête de ses notes, son sourire intact.
— Oui ?
— Je voulais… je voulais m’excuser, balbutia Tanjiro, les joues rouges. Tout à l’heure, je vous ai parlé comme à un étudiant. J’ignorais que vous étiez mon professeur. Je n’aurais jamais dû me permettre de—
Rengoku éclata d’un rire franc, qui fit taire un instant les chuchotements des derniers étudiants.
— Allons, Kamado ! Ce n’est rien. Je suis moi aussi japonais. La rigueur de notre éducation nous pousse parfois à nous excuser pour des broutilles, n’est-ce pas ?
Il lui lança un clin d’œil complice, balayant ses craintes d’un geste invisible.
— Concentres-toi sur tes études. C’est tout ce que je te demande.
Tanjiro resta figé, incapable de répondre immédiatement. Il hocha simplement la tête, le souffle court. En sortant de l’amphi, il pensa : Cet homme est…incroyablement classe.
Et il sut, sans se l’avouer encore, qu’il ne pourrait plus jamais détourner son regard de lui.
L’appartement n’était pas bien grand, mais il suffisait. Trois chambres exiguës, un salon qui faisait aussi office de salle à manger, une cuisine étroite où s’entassaient déjà des assiettes sales. Pourtant, il y régnait une chaleur particulière, un désordre vivant qui rappelait qu’ici, trois garçons essayaient tant bien que mal de se construire une nouvelle vie.
Samedi après-midi. Zenitsu et Inosuke étaient affalés sur le canapé, les yeux rivés à l’écran où des avatars colorés s’affrontaient dans un vacarme de tirs et d’explosions. Zenitsu hurlait comme si sa vie en dépendait, jurant entre deux respirations, tandis qu’Inosuke riait à gorge déployée chaque fois qu’il lui faisait perdre une manche.
— Arrête de tricher ! crie Zenitsu, les doigts crispés sur la manette.
— T’es juste nul, réplique Inosuke, hilare, en enchaînant les combos.
À la table du salon, Tanjiro écrivait sans lever les yeux, entouré de piles de manuels et de feuilles griffonnées. Son cahier était déjà couvert de notes précises, et son stylo ne s’arrêtait pas.
— Tu fais quoi encore Tanjiro ? demande Zenitsu sans quitter l’écran.
— Des devoirs.
Inosuke éclate de rire.
— Mais c’est samedi, bordel ! Personne fait ça un samedi.
Tanjiro sourit doucement, sans relever.
— Je préfère être en avance. Comme ça je ne prends pas de retard.
Il dit ça d’une voix tranquille, presque détachée, mais ses doigts se crispent légèrement sur son stylo.
— Tu stresses trop, Tanjiro, marmonne Zenitsu en perdant une nouvelle manche.
Tanjiro rit doucement, un son léger, comme pour balayer l’inquiétude.
— Si tu le dis.
Il replonge dans ses notes. Ses amis se remettent à jouer, mais le profil concentré de Tanjiro semble plus tendu qu’il ne le laisse paraître.
Au fond, il savait que ce n’était pas seulement une question de notes. Être irréprochable, il s’y efforçait depuis longtemps. Depuis que son père avait glissé dans une maladie trop longue, trop dure. Depuis qu’il avait dû endosser la responsabilité d’être l’aîné de la famille, l’exemple, le pilier. Ses épaules s’étaient habituées au poids, au point qu’il ne concevait plus de les laisser reposer.
Il ne laissait rien transparaître, pas vraiment. Mais parfois, face à cette pression qu’il se mettait, son souffle se bloquait, son cœur cognait trop fort. Comme si, malgré tous ses efforts, il restait terrifié de faillir.
Et pourtant, en ce samedi tranquille, il se contenta de lever les yeux vers ses deux amis qui se chamaillaient bruyamment, un sourire doux étirant ses lèvres.
— Allez, celui qui perd fait la vaisselle, lança-t-il, amusé.
Les protestations couvrirent ses pensées.
Mais au fond, rien n’effaçait le poids invisible qu’il portait.
...**...
— Et voilà ! cria Inosuke en levant sa manette en l’air.
— Nooon ! hurla Zenitsu, jetant la sienne sur le canapé. C’est pas juste, je suis persuadé que tu triches !
— Perdu, réplique Inosuke avec un grand sourire carnassier. Et la règle était claire : celui qui perd fait la vaisselle.
Zenitsu s’écroula sur le sol en gémissant comme si sa vie venait de s’effondrer.
— Vous êtes cruels, les gars…
Tanjiro, amusé, éteignit la console et rangea ses cahiers.
— Allez, ça ira vite. Pendant ce temps, on fait la liste des courses Inosuke ? Le frigo est presque vide.
Effectivement, en ouvrant la porte du frigo, il ne resta qu’un pot de moutarde à moitié entamé et une bouteille d’eau tout aussi vide. Zenitsu se figea d’horreur.
— On va mourir de faim…
Heureusement, leurs bourses d’études prenaient en compte une petite allocation pour la nourriture. Mais même avec ça, la somme restait serrée. Après un bref débat autour de la table une fois que Zenitsu eut fini la vaisselle, une évidence s’imposa.
— Si on veut tenir le rythme, faudra trouver un boulot à temps partiel, dit Tanjiro.
— Moi je peux faire la plonge, annonce Inosuke. Tant que je peux bouger, c’est bon.
— Moi je… je vais m’évanouir si je dois porter plus de deux plateaux, geint Zenitsu. Du coup, je vais éviter.
— Zenitsu, tu peux donner des cours particuliers, tu es brillant en lettres, sourit Tanjiro.
— Hmf… tu dis ça pour me consoler…Mais, j’accepte tout de même le compliment.
Ils rirent, mais l’idée resta dans l’air comme une petite ombre au-dessus de leur joie.
...**...
En fin d’après-midi, ils partirent enfin faire leurs courses. Les rayons du supermarché américain les firent sourire, mais aussi soupirer : céréales colorées, chips en sachets géants, sodas de toutes les couleurs. Rien qui ressemblait vraiment aux plats qui leur rappelaient leur maison.
Tanjiro fronça les sourcils en inspectant une rangée.
— Pas de miso… ni de daikon… Même le riz a l’air bizarre ici.
— C’est officiel, déclara Zenitsu d’un ton dramatique. On va dépérir, loin de nos racines.
Heureusement, une étudiante japonaise croisée par hasard leur indiqua une petite boutique spécialisée pas loin du campus. Curieux et pleins d’espoir, ils s’y rendirent.
La boutique, discrète, débordait de produits familiers : sauces, ramen instantanés, bouteilles de thé vert, confiseries colorées. L’odeur de soja et d’algues séchées les enveloppa dès l’entrée, et un sourire sincère se dessina sur le visage de Tanjiro.
— On a trouvé notre paradis, dit-il doucement, les larmes aux yeux.
Il poussait un panier rempli à ras bord quand son regard croisa soudain une silhouette reconnaissable entre toutes. Rengoku Kyojuro, toujours solaire, tenait dans ses bras plusieurs sachets de gyoza congelés et comparait les bouteilles de sauce soja comme si c’était une décision cruciale pour l’avenir même de l’espèce humaine. À ses côtés, un homme encore plus extravagant attirait les regards : grand, séduisant, vêtu d’une chemise voyante, des bijoux brillants à chaque doigt, parlant fort avec un accent chantant.
— Tengen, murmura Zenitsu, le visage déjà déformé par l’horreur.
Comme si le destin avait attendu ce moment précis, Tengen Uzui se retourna et ses yeux flamboyants accrochèrent immédiatement le petit groupe. Un sourire étira ses lèvres.
— Mais qu’avons-nous là ? Mon cher élève pleurnichard, pile sous mes yeux !
Zenitsu se figea comme une proie repérée, le teint encore plus pâle que d’habitude.
— Non… non, pourquoi lui ?!
Inosuke éclata de rire.
— Alors c’est toi, son prof ?! T’as bien du courage, mec !
Tengen éclata de rire à son tour, ses boucles d’oreilles clinquant sous la lumière des néons.
— Oh, il est hilarant ! Une vraie boule de nerfs ambulante.
Zenitsu, désespéré, se cacha presque derrière Tanjiro, qui n’osa rien dire. Son regard s’était déjà fixé sur Rengoku, étrangement rassurant au milieu de toute cette exubérance. Le professeur de droit, lui, se contenta d’un sourire chaleureux en inclinant légèrement la tête.
— Quelle surprise de vous croiser ici, dit-il. Je présume que vous êtes tous les trois camarades d’appartement…
Tanjiro sentit son cœur rater un battement. Le voir là, en dehors de l’amphithéâtre, en jean et top sombres, les cheveux attachés à la va-vite, le rendait étrangement…différent. Plus accessible. Pendant une seconde, il se surprit à comparer les deux versions de lui : le professeur charismatique derrière son pupitre et ce jeune homme à l’air détendu devant les rayons de nouilles instantanées. La comparaison lui échappa presque des mains, basculant dans un territoire qu’il s’interdit aussitôt.
— Hm… oui, confirma-t-il maladroitement. On… on partage un appart.
À côté de lui, Inosuke n’écoutait déjà plus, absorbé par un paquet de chips au wasabi qu’il brandissait comme un trésor, et Zenitsu fronçait le nez, toujours en train de bouder.
Tengen, lui, éclata de nouveau d’un rire sonore face à ça.
— Oh, arrête de faire la tête mon petit Zenitsu. On dirait que le destin s’amuse à nous coller ensemble, hein ? On risque bien de se voir souvent…Ça me plaît bien…
— Pas du tout ! marmonna Zenitsu, le visage rouge. Je vous rappelle que c’est VOUS qui êtes partout !
— C’est le principe des professeurs, répondit Tengen, exagérément sérieux, avant d’adresser un clin d’œil à Rengoku.
Celui-ci esquissa un sourire.
— Nous venons souvent ici, expliqua-t-il calmement à Tanjiro. Les produits sont de meilleure qualité que dans les grandes surfaces, mais… parfois, ça peut peser sur le budget. Si vous voulez, on pourra vous indiquer d’autres adresses.
Tanjiro s’inclina légèrement, presque trop formel, comme s’il compensait son trouble intérieur par un excès de politesse.
— C’est… très aimable à vous.
La suite des courses se fit d’une manière étonnamment légère. Rengoku faisait rire Inosuke avec ses commentaires passionnés sur des marques de sauces improbables, Tengen s’amusait à taquiner Zenitsu qui, malgré ses protestations, finissait par s’énerver d’une façon plus comique que sérieuse.
Tanjiro, lui, observait en silence. Chaque geste, chaque éclat de rire de son professeur lui paraissait excessivement lumineux. Ce contraste entre l’autorité solennelle du cours et la chaleur détendue de l’instant présent le désarmait.
Quand ils se séparèrent à la sortie, les sacs pleins, Rengoku leur adressa un signe de main énergique.
— Prenez soin de vous ! Et surtout, mangez à votre faim. Les études, ça demande des forces !
La voix grave résonna dans la poitrine de Tanjiro. Sur le chemin du retour, il ne dit rien. Même les disputes bruyantes d’Inosuke et Zenitsu glissaient en arrière-plan, étouffées par la même pensée tenace :
Ce n’était pas normal, ce n’était pas raisonnable… mais pourquoi son cœur battait-il si fort ?
Le tableau se couvrait lentement de notes et de dates, la craie crissait avec un rythme familier qui aurait dû l’apaiser. D’ordinaire, Rengoku menait ses cours avec une précision presque rituelle : chaque transition calculée, chaque référence historique pesée, chaque étudiant sollicité à point nommé. Aujourd’hui pourtant, son attention ne lui appartenait qu’à moitié.
Il parlait des ruptures fondamentales entre droit romain et droit coutumier, de la naissance des institutions médiévales, et sa voix résonnait dans l’amphithéâtre comme d’habitude. Les étudiants prenaient des notes, certains regardaient leur écran. Mais ses yeux revenaient sans cesse vers Kamado Tanjiro.
Il voyait la raideur de sa nuque, la façon dont il pliait légèrement les doigts autour de son stylo, l’intensité contenue de son regard. C’était un regard qu’il connaissait. Un regard de ceux qui se forgeaient en silence une obligation d’irréprochabilité. Rengoku ressentait, sans le vouloir, une résonance. Des souvenirs anciens teintés de responsabilités portées au-delà du raisonnable.
Il secoua la tête, feignant le détachement nécessaire au rôle de professeur. Il reprit son explication sur l’influence du droit canonique aux XIIe–XIIIe siècles, sachant que la salle buvait ses mots. Pourtant, une part de lui restait rivée vers ce jeune homme trop sérieux.
L’heure de fin sonna. Le brouhaha remonta, les chaises raclèrent. Tanjiro rangea méthodiquement ses affaires, déjà prêt à se rendre au cours suivant. Rengoku hésita une seconde, puis sa voix se leva à nouveau, plus douce qu’il ne l’aurait voulu.
— Kamado…
Tanjiro s’immobilisa et releva les yeux, un mélange de surprise et de bonheur sur le visage.
— Tu…travailles beaucoup, dit Rengoku en s’approchant d’un pas. Trop, peut-être.
La phrase était simple. La façon dont il la prononçait ne l’était pas. Tanjiro rougit légèrement, le regard cherchant aussitôt une excuse prête.
— Je…je ne veux pas prendre de retard, répond Tanjiro.
Rengoku s’arrêta à la hauteur du jeune homme et posa une main légère sur le dossier d’un siège, comme pour ne pas rompre l’équilibre fragile de la scène. Il parla sans hauteur pédagogique, avec un ton qui laissait transparaître une préoccupation sincère.
— La rigueur est une qualité. Elle forge. Mais elle use aussi, Kamado. Les études d’Histoire du droit exigent de la patience et de la constance, pas l’épuisement. Si jamais c’est trop — si tu sens que la charge devient trop lourde — il y a des ressources sur le campus. Le service d’aide psychologique. Les permanences pédagogiques. Et… mes heures de permanence, si tu préfères en parler avec moi…
Tanjiro sembla surpris par l’offre, comme s’il n’avait pas envisagé qu’un professeur puisse s’intéresser à lui autrement que par ses notes. Sa voix trembla presque d’un étonnement humble.
— Vous…vous proposez cela ? Pour moi ?
Rengoku esquissa un demi-sourire, un geste à la fois professionnel et étrangement protecteur.
— Je t’avoue que ça ne me ressemble pas. Mais, j’ai décidé de faire une exception. Tu as l’air de porter trop de choses sur tes épaules et ça m’inquiète.Comme je te l’ai dit le jour de notre rencontre, je suis japonais. La culture nous a appris la politesse et l’effort jusqu’à l’excès. Encore aujourd’hui, je me surprends à me méfier de l’épuisement chez les autres parce que je sais à quel point c’est dangereux.
Tanjiro hocha la tête, pris entre la gratitude et la gêne. Il murmura un remerciement.
— Très bien, dit Rengoku en lui rendant son regard. Passes me voir si tu en ressens le besoin. Mais surtout : dors. Manges correctement. Étudies, oui, mais pas au détriment de ton bien être.
Il recula d’un pas, se replongea instantanément dans le rôle qu’il connaissait, cette armure solaire qu’il arborait en public, quand une étudiante vint s’adresser à lui. Tanjiro resta un instant immobile, le cœur serré par une émotion confuse ; puis il s’effaça dans le flux des étudiants qui sortaient.
Rengoku resta quelques secondes de plus, regardant la salle se vider, sentant une friction étrange entre le devoir professionnel et une curiosité personnelle qui lui était malaisée. Il se dit qu’il devait garder la distance. Il se dit aussi — plus honnêtement, et sans l’avouer à personne — qu’il avait envie de savoir ce qui pesait sur ce garçon à l’allure trop sérieuse.
Il prit une dernière inspiration, rassembla ses notes, et descendit lentement l’estrade.
...**...
Le réfectoire bruissait comme une ruche. Entre les plateaux qui s’entrechoquaient et les conversations qui se croisaient, l’endroit avait tout de la banalité rassurante d’un campus. Rengoku avança avec son plateau, chargé plus qu’il n’en faudrait pour un déjeuner, et repéra sans peine la haute silhouette d’Uzui déjà installée dans un coin moins bruyant.
— Tu prends toujours de quoi nourrir un bataillon, ricana ce dernier en voyant arriver son meilleur ami.
Rengoku éclata d’un rire clair.
— Il faut bien tenir jusqu’au prochain cours !
Ils s’assirent l’un en face de l’autre. La routine avait quelque chose de confortable, une habitude forgée depuis plus de dix ans. Ils avaient partagé les mêmes bancs d’amphi, les mêmes nuits blanches à réviser, les mêmes doutes quand, diplôme en poche, le marché de l’emploi les avait laissés à la porte. C’était l’école elle-même qui leur avait tendu la main, leur proposant de rester, mais de l’autre côté du pupitre cette fois. Une transition étrange, que ni l’un ni l’autre n’avait anticipée.
Uzui, qui découpait distraitement son steak, lança d’une voix plus grave qu’à l’accoutumée :
— Tu sais, parfois, je me demande si je te comprends vraiment.
Rengoku releva les yeux, surpris par le sérieux de la remarque
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
Uzui haussa les épaules, mais son regard brillait d’une acuité qu’il ne laissait pas souvent paraître.
— Tu donnes toujours l’impression d’être… solaire. Clair. Transparent. Mais il y a des moments où j’ai l’impression que je ne sais pas ce qui est vrai ou faux dans ce que tu montres. Comme si tu avais un masque que même moi, après tout ce temps, je n’arrivais pas à percer.
Un silence s’installa, léger mais réel. Rengoku reposa sa fourchette, cherchant une réponse qui ne soit pas une esquive.
— Nous avons tous des parts de nous que nous gardons en retrait, dit-il finalement. Même toi.
Uzui ricana doucement.
— Peut-être. Mais toi, tu es plus doué que moi pour brouiller les pistes.
Il but une gorgée d’eau, puis reprit d’un ton plus léger mais tout aussi incisif :
— Et d’ailleurs… j’ai remarqué ton regard la dernière fois.
Rengoku fronça légèrement les sourcils.
— Pardon ?
— Oui, la façon dont tu regardes le petit Kamado Tanjiro. Et ne me donnes pas d’excuse bidon, je sais faire la différence entre un prof attentif et un prof qui se met des barrières pour ne pas trop s’approcher.
La remarque resta suspendue au-dessus de la table comme une flèche. Rengoku ne répondit pas tout de suite. Il se contenta de couper un morceau de pain et de le porter à sa bouche, gagnant quelques secondes.
Uzui pencha la tête.
— Tu vois ? C’est exactement ce que je veux dire. On ne sait jamais ce qui se passe dans ta tête. Mais moi je le sens, Kyojuro. Tu fais comme si tout allait bien, comme si ton rôle de prof te suffisait…mais tu observes ce gamin d’une manière qui n’a rien à voir avec le simple suivi pédagogique.
Rengoku serra un instant sa serviette dans sa main, puis relâcha la pression. Sa voix, quand elle sortit, était mesurée.
— J’essaie seulement de veiller à ce qu’il ne s’épuise pas...
Uzui le scruta un moment, puis hocha lentement la tête.
— Peut-être. Mais, moi je m’inquiète pour toi. Les barrières que tu poses, elles protègent peut-être l’autre… mais elles t’enferment toi aussi.
Rengoku soutint son regard sans fléchir, mais quelque chose vibra dans ses yeux clairs, une nuance que même Uzui n’aurait pas su définir. Puis il sourit, comme il savait si bien le faire, d’un éclat franc qui balayait toute ombre.
— Allons, assez de sérieux. Mangeons avant que ça refroidisse.
Et de nouveau, il fut solaire.
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