La chambre de Neylan Oris ressemblait à son esprit : en désordre, sombre, encombrée de choses laissées à moitié faites. Des cahiers ouverts traînaient sur le bureau, certains avec des pages griffonnées rageusement, d’autres restées blanches comme si elles avaient refusé de recevoir ses pensées. Sur la chaise, une chemise roulée en boule se confondait avec un sac de sport oublié depuis des semaines. Et pourtant, au milieu de ce chaos, il y avait une étrange harmonie : tout semblait figé, comme si le temps avait cessé de circuler.
Neylan, seize ans, était affalé sur son lit, les bras derrière la tête, les yeux perdus vers la fenêtre. Dehors, le ciel était recouvert de nuages gris. Des masses molles, changeantes, qui s’étiraient comme pour lui faire signe.
« C’est moi, ça, » pensa-t-il.
Un nuage. Flottant. Sans but. Sans attache. Parfois sombre, parfois léger. Mais toujours fuyant.
Il soupira.
— Les nuages… eux, au moins, n’ont pas d’examens de maths demain, murmura-t-il.
Une ombre d’ironie glissa sur son visage. C’était ce mélange étrange en lui : une gravité qui pesait lourd et, au milieu, des éclats d’humour acide, comme des étincelles dans la nuit.
Il ferma un instant les yeux. Des souvenirs surgirent, malgré lui : une porte qui claque, une voix dure, des gestes trop violents. Quatre ans de sa vie, marqués au fer rouge. Il inspira profondément et repoussa ces images. « Pas maintenant. Pas ce matin. »
Un bruit de notification fit vibrer son téléphone posé sur la table de nuit. Neylan hésita, puis le prit d’une main molle.
Un message de Sacha :
> « T’es déjà prêt pour le lycée ? On se retrouve devant la grille ? »
Neylan esquissa un sourire amer.
— Prêt ? Moi ? Je suis né pas prêt, pensa-t-il.
Il tapota une réponse rapide :
> « J’arrive. Enfin… si je survis à me lever. »
Il lâcha le téléphone, roula sur le côté et fixa le plafond. Sacha était la seule personne qui, malgré tout, continuait de lui parler comme si sa froideur n’existait pas. Un soleil timide, un peu maladroit, mais sincère. Neylan se demandait parfois pourquoi il restait. Peut-être qu’il aimait se brûler au contact du froid.
En se levant, Neylan croisa son propre reflet dans le miroir accroché à la porte de l’armoire. Ses yeux paraissaient vides, presque transparents. Il soutint son propre regard quelques secondes, puis détourna la tête.
— T’as pas changé, toi non plus, dit-il à voix basse.
Il enfila sa veste noire, prit son sac, et sortit de la chambre. Dans le couloir, le silence de la maison l’enveloppa. Un silence qui avait toujours été lourd, pas paisible, pas doux. Il descendit les escaliers, évita le regard d’une photo de famille accrochée au mur, et franchit la porte d’entrée.
Dehors, l’air frais lui fit du bien. Le ciel était toujours couvert, et il eut un sourire discret.
— Parfait. Au moins, le temps est de mon côté.
En marchant vers le lycée, ses pensées dérivaient. Il savait que la journée ne serait pas différente des autres : des profs indifférents, des élèves qui parlaient trop fort, des rires qui sonnaient creux, et lui, quelque part dans un coin, invisible. Mais aujourd’hui, sans le savoir, quelque chose allait changer.
Car dans les couloirs du lycée, il y avait déjà des yeux qui attendaient de croiser les siens :
Victoria, qui ferait battre son cœur malgré lui.
Patrick, qui éveillerait sa colère.
Et, bien sûr, Sacha, fidèle au poste, prêt à lui tendre la main une fois encore.
Le nuage de Neylan allait bientôt s’assombrir… avant de se déchirer.
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La grille du lycée se dressait devant Neylan comme une frontière. Chaque matin, il avait l’impression d’entrer dans une prison bruyante où il devait jouer le rôle du fantôme. La cour, déjà envahie par les élèves, vibrait d’un brouhaha confus : éclats de rire, disputes, téléphones qui sonnaient, ballons de foot rebondissant sur l’asphalte. Neylan s’arrêta un instant, fixa cette marée humaine, et pensa :
— Trop de bruit pour si peu de sens.
Une main surgit sur son épaule.
— Toujours aussi optimiste, toi.
Il se retourna. Sacha Lenoir se tenait là, sac à dos mal ajusté, sourire maladroit mais chaleureux. Ses cheveux bruns un peu en bataille donnaient l’impression qu’il s’était battu contre son oreiller avant de perdre.
— J’ai pas dit que j’étais optimiste, répondit Neylan en haussant un sourcil. J’ai juste dit que vous parlez trop.
— C’est pareil, rit Sacha. T’as une manière poétique de dire qu’on t’énerve.
Neylan ne put s’empêcher de sourire, un sourire furtif qui disparut aussitôt. C’était ça, l’effet de Sacha : il avait le don d’arracher de petites étincelles au milieu du froid.
Ils traversèrent la cour ensemble. Neylan avançait lentement, comme s’il voulait s’effacer, tandis que Sacha saluait d’un geste les autres élèves. Certains le regardaient avec curiosité : Neylan, le garçon aux yeux vides, celui qui parlait peu mais dont les remarques pouvaient couper comme une lame.
— Tu sais, reprit Sacha, tu devrais essayer de parler aux autres. Même juste un peu.
— Et leur dire quoi ? "Salut, j’aime pas votre existence" ? Ça ferait bonne impression.
— Tu pourrais commencer par "bonjour".
— Trop risqué.
Sacha éclata de rire. Neylan soupira. Cet ami avait la capacité étrange de transformer ses piques glaciales en comédie légère.
En entrant dans la salle de classe, l’odeur du marqueur et de poussière de craie les enveloppa. Neylan prit sa place habituelle, près de la fenêtre. Il aimait observer le ciel plus que les cahiers. Sacha, fidèle, s’installa à côté de lui.
C’est alors qu’une présence attira son regard. À deux rangs devant, une fille venait de s’asseoir. Elle avait des cheveux châtains clairs qui semblaient capter la lumière, même dans cette salle terne. Son regard, quand il croisa celui de Neylan par hasard, était doux mais profond, comme si elle portait elle aussi un secret.
Neylan détourna les yeux aussitôt. Son cœur fit un battement trop fort, inhabituel. Il fronça les sourcils.
— C’est qui ? demanda-t-il à Sacha.
— Elle ? C’est la nouvelle, répondit-il en baissant la voix. Elle s’appelle Victoria Hale.
Victoria. Le nom résonna dans l’esprit de Neylan comme une énigme.
Le cours commença, mais il n’écouta rien. Son regard glissait parfois vers la silhouette de la nouvelle élève. À un moment, elle tourna légèrement la tête, et leurs yeux se croisèrent encore. Ce fut bref, presque accidentel, mais assez pour que Neylan détourne le sien avec une gêne inhabituelle.
Sacha le remarqua et lança discrètement :
— Ohhh… je crois que Monsieur Nuage a trouvé un rayon de soleil.
— Ferme-la.
— Je dis juste que… ça te ferait pas de mal.
— Sacha, tu me connais. Même les rayons de soleil finissent par brûler.
Sacha haussa les épaules, mais son sourire ne s’effaça pas.
À la pause, tandis que les élèves se dispersaient, un autre garçon s’approcha du bureau de Victoria. Grand, confiant, sourire assuré : Patrick Veyre. Il lança quelques phrases à voix basse qui firent rire les camarades autour. Victoria répondit poliment, sans trop s’engager. Neylan, lui, observa la scène en silence, ses yeux se durcissant légèrement.
— Et voilà… murmura-t-il. Le miroir noir.
Sacha le regarda, intrigué.
— Quoi ?
— Rien. Juste une tempête qui approche.
Et dans le ciel, au-dehors, les nuages commençaient déjà à s’assombrir.
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Le soir était tombé sur la ville. La journée de cours avait laissé Neylan avec une impression étrange : ce visage nouveau, cette voix calme, cette façon de regarder les choses… Victoria n’était pas comme les autres. Elle n’avait pas parlé beaucoup, mais déjà, elle avait laissé une trace.
Dans sa chambre, Neylan fixait encore une fois les nuages par la fenêtre. Les formes défilaient, lentes, insaisissables.
— Toi aussi, t’es une énigme… murmura-t-il.
Le lendemain, au lycée, l’occasion arriva plus vite qu’il ne l’avait imaginé. Un professeur demanda aux élèves de former des binômes pour un projet. Par une ironie cruelle ou divine, Neylan fut associé… à Victoria.
Sacha lui lança un regard complice, amusé. Neylan, lui, resta impassible, mais à l’intérieur, son cœur avait accéléré.
Ils se retrouvèrent à la bibliothèque. Le silence de la pièce semblait trop lourd, trop dense. Victoria brisa la glace d’une voix douce :
— Alors, Neylan… c’est bien ça ?
— Hm.
— Tu parles pas beaucoup, hein ?
— Pas besoin, répondit-il en haussant vaguement les épaules.
Un léger sourire naquit sur les lèvres de Victoria. Elle continua sans se vexer :
— Moi, on me dit que je parle trop… Mais je pense que c’est ma manière de remplir le vide.
Neylan la fixa, surpris par sa sincérité. Elle ne ressemblait pas aux autres filles de la classe qui parlaient pour se faire remarquer. Elle parlait comme si ses mots avaient un poids, une histoire derrière.
— Et pourquoi t’as besoin de remplir le vide ? demanda-t-il, presque malgré lui.
Victoria baissa un instant les yeux, puis répondit :
— Parce que si je le laisse trop longtemps… il me rattrape.
Ces mots résonnèrent en lui. C’était comme si elle avait mis en phrase ce qu’il vivait depuis des années.
Petit à petit, la conversation s’élargit. Victoria raconta des bribes de son passé : ses parents souvent absents, un foyer parfois froid malgré le luxe apparent, des silences lourds dans une grande maison trop calme. Elle expliqua qu’elle avait appris à sourire pour ne pas inquiéter les autres, mais qu’à l’intérieur, elle portait ses propres nuages.
— Tu sais, dit-elle en jouant avec un stylo, on dirait pas, mais… je crois que j’ai deux visages. Un doux, celui que tout le monde voit. Et un autre, plus sombre, que j’essaie de cacher.
— Je comprends, répondit Neylan sans hésiter. Moi aussi j’ai deux visages.
— Le tien est plus froid, non ?
— Non. Le mien est juste… fatigué.
Un silence s’installa, mais ce n’était pas un silence gênant. C’était un silence qui rapprochait.
Victoria le regarda droit dans les yeux.
— Alors peut-être qu’on n’est pas si différents.
Neylan détourna le regard, gêné par cette sensation inhabituelle : la chaleur. Une chaleur douce, presque dangereuse, qui s’immisçait là où il avait l’habitude de n’avoir que du froid.
Sacha, qui observait discrètement depuis une autre table, se retint de rire en voyant Neylan perdre son masque habituel.
Quand ils sortirent de la bibliothèque, le ciel était encore couvert de nuages. Victoria leva les yeux et dit :
— J’aime les nuages. Les gens croient que c’est triste, mais en vrai… c’est comme une couverture géante. Ça protège du soleil trop fort.
Neylan resta figé. C’était exactement ce qu’il avait pensé mille fois sans jamais l’avouer.
— Ouais… murmura-t-il. Je crois que toi et moi, on est faits pour comprendre ce que les autres trouvent bizarre.
Victoria sourit, un sourire doux mais marqué par une ombre.
Et pour la première fois, Neylan sentit que son nuage n’était plus seulement le sien.
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