« Certains oublient… d’autres attendent. Moi, j’ai appris à écouter le silence. »
— Sonia
Le vent glissait entre les feuilles comme une caresse sur une joue endormie. Dans la clairière argentée, baignée d’une lumière douce et irréelle, le chant des esprits dansait, discret, presque timide.
Et, au milieu de ce monde silencieux et vivant, elle était là. Sonia.
Ses pas nus frôlaient l’herbe sans la plier, comme si elle appartenait à ce lieu, comme si la forêt elle-même retenait son souffle à chacun de ses mouvements.
Elle tendit les mains vers le ciel. Un rayon de lumière s’enroula autour de ses doigts.
— Encore une fois, murmura-t-elle.
Une bulle de vent s’éleva, légère, formant une sphère de feuilles et de poussière lumineuse. Mais l’instant suivant, un craquement dans son cœur, une pensée oubliée… et la magie s’évanouit dans un souffle triste.
Sonia s’agenouilla. Ses yeux violets fixaient l’eau du ruisseau.
— Pourquoi… pourquoi ce vide en moi ?
Chaque nuit, elle rêvait d’un visage qu’elle ne reconnaissait pas, d’une voix qui murmurait : « Attends moi. Je reviendrai. »
Mais à chaque réveil, il ne restait que l’écho de ces mots… et une larme silencieuse.
Le soleil déclinait lorsque le calme fut brisé.
Un murmure. Non, un soupir.
Quelque chose — quelqu’un — s’effondra au bord du ruisseau.
Sonia accourut. Son cœur se serra : un jeune homme gisait là, inconscient, la peau pâle, les vêtements déchirés, un filet de sang au coin des lèvres.
— Qui… ? souffla-t-elle, incapable de détourner le regard.
Ses mains tremblaient. Elle voulait reculer, l’ignorer, disparaître comme elle le faisait toujours. Mais une force étrange en elle, un feu oublié, l’empêchait de fuir.
Elle posa la main sur sa poitrine. Il respirait. Faiblement.
Alors, elle ferma les yeux. L’énergie de la forêt afflua en elle comme une rivière libérée de sa digue. Une lumière douce jaillit de ses paumes. Les blessures d’Elian commencèrent à se refermer lentement, comme si la nature elle-même voulait le garder en vie.
Mais au moment où elle toucha sa peau, une onde puissante la traversa. Une image, fugace, comme un souvenir volé :
Elle, dans une robe blanche, courant sous la pluie.
Lui, tendant la main, le regard déchiré.
Et une promesse.
« Quoi qu’il arrive… je reviendrai vers toi. »
Sonia recula, haletante.
— C’était quoi… ça ?
L’esprit d’un vieil arbre apparut derrière elle, translucide, aux yeux brillants de sagesse ancienne.
— Le fil se retisse, enfant des anciens.
— Vous le connaissez ?
— Il est celui que tu as oublié… et que le destin ramène à toi.
Le jeune homme ouvrit les yeux. D’un gris orageux, comme le ciel avant la tempête.
Il la vit. Elle le vit.
Et, dans ce simple échange de regards, le monde sembla se suspendre.
— Qui… es-tu ? demanda-t-il, la voix brisée.
Sonia sentit son cœur trembler.
Mais elle ne répondit pas.
Parce qu’elle ne savait pas si c’était lui… ou si c’était elle qui l’avait appelé.
« Ce n’est pas ton visage que je reconnais. C’est ton absence. »
— Sonia
Le souffle de la forêt était apaisé, comme s’il retenait son haleine. Sonia marchait lentement, ses pas légers glissant entre les racines anciennes. Derrière elle, les feuillages refermaient leur passage, dissimulant la cabane dans laquelle reposait le garçon tombé du ciel. Depuis qu’elle l’avait trouvé, la forêt semblait différente.
Plus silencieuse. Plus méfiante.
Même les esprits ne chantaient plus.
Elle s'arrêta près d’un vieux chêne noueux. L’un des plus anciens. Elle posa sa main contre son écorce. Le bois pulsa doucement sous sa paume, comme une réponse timide.
— Vous avez peur de lui, n’est-ce pas ? souffla-t-elle.
Un murmure, imperceptible, glissa dans le vent. Un avertissement. Un rappel.
Ce qui vient de l’extérieur ne vient pas sans conséquences.
Elle le savait. Mais... elle l’avait sauvé. Elle ne pouvait pas l’abandonner.
Lorsqu’elle revint dans la cabane, la lumière tamisée d’une lanterne magique baignait la pièce d’un éclat doré. Le garçon était réveillé. Assis. Ses yeux orageux suivaient les ombres des feuilles qui dansaient contre les parois de bois. Il se tourna lentement vers elle, le visage pâle, l’expression confuse.
— Tu es là, murmura-t-il.
Sonia s’approcha, posant à ses côtés une tisane fumante.
— Tu devrais encore te reposer. Tes blessures n’ont pas totalement guéri.
— Merci… Je crois que tu m’as sauvé la vie.
Il prit la tasse entre ses mains sans la boire. Il regardait la vapeur s’élever comme s’il espérait y lire une vérité cachée.
— Tu te souviens de quelque chose ? demanda-t-elle.
Il ferma les yeux. Un pli douloureux barra son front.
— Rien de clair. Juste des éclats… Des flammes. Une douleur vive. Une voix qui criait mon nom. Et… ce parfum. Ton parfum.
Sonia eut un mouvement de recul involontaire.
— Mon parfum ?
Il ouvrit les yeux.
— J’ai rêvé de toi. Avant de me réveiller ici. J’étais allongé dans l’eau, et tu étais là, au-dessus de moi, comme aujourd’hui. Mais c’était différent… Comme un souvenir d’une autre vie.
Un silence tendu s’installa. Sonia sentait son cœur s’emballer, mais elle ne laissa rien paraître.
— Peut-être que ce n’était qu’un rêve, dit-elle doucement.
— Peut-être, oui. Mais pourquoi est-ce que ça fait si mal de ne pas me souvenir ? Pourquoi ai-je l’impression que j’ai perdu quelque chose… ou quelqu’un d’essentiel ?
Il passa une main sur son bras, comme pris d’un frisson. Son regard croisa brièvement celui de Sonia, et elle se sentit nue face à lui. Comme si, malgré son amnésie, il voyait à travers elle.
Elle se leva rapidement.
— Tu dois te reposer. Je vais dehors un moment.
Mais au moment de sortir, il dit :
— Tu ne m’as pas dit ton nom.
Elle s’arrêta.
— Sonia.
Il le répéta à voix basse, comme pour l’ancrer dans sa mémoire.
Puis, il murmura presque pour lui-même :
— Sonia… ce nom me semble si familier.
La nuit tomba lentement sur Neralith. Les esprits, d’ordinaire joueurs et lumineux, restaient cachés. Les arbres se tenaient figés, comme en attente.
Sonia marchait sans but, troublée. Elle revivait ses rêves étranges, les symboles qui pulsaient, la douleur dans sa poitrine lorsqu’elle touchait cet inconnu.
Il y avait en elle une mémoire ancienne, enfouie sous la surface. Quelque chose d’inachevé. Une promesse ? Un serment oublié ?
Et ce garçon…
Elle retourna à l’ancien arbre. Le plus sage des esprits y résidait. Elle s’agenouilla devant lui.
— Je sens que je le connais, dit-elle. Mais rien en moi ne le prouve.
Une lumière douce s’éveilla sur l’écorce. Une silhouette d’esprit s’éleva, formée de vent et de poussière d’étoile.
L’âme ne ment jamais. Ce que ton esprit ignore, ton cœur l’a déjà su.
— Alors pourquoi ai-je oublié ?
Parce que certains souvenirs ne peuvent se réveiller que lorsque la douleur est prête à être acceptée.
Sonia baissa la tête. Elle n’avait pas peur de la douleur. Mais de ce qu’elle risquait de perdre si elle ouvrait la porte du passé.
Dans la cabane, Elian — car c’était ainsi qu’elle pensait à lui désormais, sans raison apparente — s’était levé. Faiblement, il avait approché le miroir suspendu dans un coin de la pièce. Il observa son reflet, cherchant à reconnaître ce visage.
— Qui es-tu ? souffla-t-il à son reflet.
Soudain, une pulsation étrange lui traversa la poitrine. Un éclair de lumière. Il tomba à genoux, suffoquant. Sa chemise glissa légèrement, révélant une marque ancienne sur sa peau : un cercle complexe entouré de runes oubliées, identique à celui que portait Sonia autour du cou, sur son médaillon.
Au même instant, un hurlement résonna dans la forêt.
Sonia tourna brusquement la tête. Ce cri… elle le connaissait. Ce n’était ni un animal, ni un esprit. C’était un Gardien corrompu. Une créature autrefois protectrice de la forêt, désormais souillée par la magie noire.
Elle courut. Le sol se contractait sous ses pieds, comme si la nature elle-même cherchait à la prévenir du danger.
Elle atteignit la cabane alors qu’Elian ouvrait la porte, haletant.
— Qu’est-ce que c’était ? demanda-t-il.
— Reste ici ! Ne sors pas !
Mais déjà, la terre tremblait. Une silhouette massive, faite de bois mort et de cendres, se dessina entre les arbres. Ses yeux rouges brillaient d’une lueur haineuse. Il grogna, cherchant une cible.
Elian recula.
Sonia se plaça devant lui, les bras levés.
— Je suis l’Enfant de Neralith, dit-elle d’une voix forte. Cette forêt est mienne. Tu n’as pas ta place ici.
Mais la créature ne s’arrêta pas. Elle grogna, puis bondit.
Sonia ferma les yeux. Une onde de lumière verte jaillit autour d’elle. Des racines surgirent du sol, enlaçant le monstre, le retenant un instant. Mais il se débattit, plus puissant que prévu.
— Il est trop fort, gronda-t-elle.
Elian, derrière elle, la regardait. Quelque chose s’éveillait en lui. Quelque chose de profondément enfoui. Il avança, malgré la peur.
— Recule ! cria-t-elle.
Mais il se plaça à ses côtés.
— Je ne te laisserai pas te battre seule.
La créature poussa un cri de rage et bondit de nouveau.
Alors, la marque sur le torse d’Elian brilla d’un éclat aveuglant. Une lumière pure. Blanche. Intense.
La créature s’arrêta net. Elle trembla. Puis, dans un cri rauque, fuit dans les bois, comme terrifiée.
Le silence retomba.
Elian s’effondra à genoux, la respiration saccadée.
Sonia se précipita vers lui.
— Qu’est-ce que c’était ? souffla-t-elle.
Il regarda sa propre poitrine, où la marque brûlait encore légèrement.
— Je… je crois que je te connais. Pas ici. Pas maintenant. Mais… d’avant.
Sonia sentit son cœur se serrer.
— D’avant ?
— Quand j’ai vu cette chose foncer sur toi, j’ai eu une image. Moi, devant toi. Te protégeant. Comme si je l’avais déjà fait. Comme si c’était… ma place.
Sonia posa doucement sa main sur la marque. Son médaillon réagit immédiatement, vibrant au contact. Une lumière pâle les enveloppa tous les deux. Un battement d’âme. Un souvenir presque revenu.
Une promesse. Un serment. Une douleur ancienne.
Une voix, lointaine : « Quoi qu’il arrive… je reviendrai. »
Sonia retira sa main, tremblante.
— Qui es-tu, Elian ?
Il la regarda, perdu.
— Je ne sais pas. Mais je crois que je suis venu ici pour te retrouver.
« Ce n’est pas la peur qui empêche les souvenirs de revenir… c’est l’amour que l’on croit ne pas mériter. »
— Sonia
Les heures s’étaient figées autour de la cabane. Même les feuilles semblaient suspendues dans leur chute, comme si la forêt retenait son souffle.
Sonia observait la marque sur la peau d’Elian, encore tiède de lumière. Elle palpitait doucement, au rythme de son cœur.
Son propre médaillon, caché sous sa tunique, vibrait d’un écho identique.
Une connexion s’était activée. Une résonance.
Ils étaient liés.
Mais pourquoi maintenant ? Pourquoi cette marque n’était-elle jamais apparue plus tôt ? Était-ce le danger ? Leur proximité ? Ou simplement… le destin ?
Sonia détourna les yeux. Trop de questions. Et une peur grandissante.
— Ça brûlait, dit Elian, rompant le silence. Pas comme une douleur. Comme… un souvenir qui veut naître.
Il passa une main tremblante sur sa poitrine.
— J’ai vu un arbre. Immense. Brisé. Et une fille… toi. Tu pleurais.
Sonia se figea.
— Tu pleurais, continua -t-il. Et j’étais enchaîné. Il y avait du feu. Une lumière rouge dans le ciel. La lune… pas blanche. Rouge sang.
Sonia recula, les yeux grands ouverts. Ce souvenir… c’était le sien. Ou du moins, celui de l’autre elle, celle d’avant.
Ce qu’il venait de dire… c’était le soir de la Promesse.
Elle en avait rêvé, souvent. Mais les images s’effaçaient toujours à son réveil.
— Ce n’est pas possible… murmura-t-elle.
— Je t’ai déjà connue, Sonia. Je le sens. Ce n’est pas dans ma tête. C’est ici. (Il posa sa main sur son cœur.) Comme un vide qui vient de se refermer.
Elle détourna les yeux. Elle voulait le croire. Mais si c’était vrai, alors cela signifiait… que leur retour allait réveiller le reste.
Et le reste… était dangereux.
Ce soir-là, Sonia ne dormit pas. Elle veilla au bord de la rivière, là où elle avait trouvé Elian. Les eaux étaient calmes, mais l’éclat des esprits était plus faible qu’avant.
Leur peur n’avait pas disparu.
Elle invoqua le plus ancien d’entre eux, un esprit de brume nommé Enna. Il apparut lentement, formant une silhouette d’enfant aux yeux sans pupille.
— Il est revenu, murmura Sonia.
— Le porteur du pacte.
— C’est lui, n’est-ce pas ?
— Oui. Et toi aussi, tu es revenue. Votre lien a brisé le Sceau.
Sonia frissonna.
— Le Sceau…
— Le sort de séparation a duré des siècles. Il protégeait ton cœur. Et l’équilibre entre les deux mondes.
— Alors maintenant… tout peut basculer.
L’esprit hocha lentement la tête.
— Il va falloir choisir. Rouvrir la mémoire… ou l’abandonner.
— Et si je fais le mauvais choix ?
L’esprit se pencha vers elle.
— Alors vous serez réunis… pour mieux vous perdre à nouveau.
Au matin, Elian l’attendait, assis devant la cabane. Il semblait plus calme, mais ses yeux étaient fatigués.
— Je t’ai vue dans mes rêves, dit-il sans préambule. Encore.
Sonia baissa les yeux.
— Cette fois, tu étais différente. Tu étais lumière. Littéralement. Tu flottais au-dessus d’un cercle ancien. Et tu disais… mon nom.
Elle releva brusquement la tête.
— Tu t’es souvenu de ton nom ?
Il acquiesça, doucement.
— Elian.
Le cœur de Sonia se serra.
— Ce n’est pas un nom que j’ai inventé, Sonia. Je crois… que tu l’as murmuré quand j’étais inconscient. Et il m’est revenu.
Elle se rappela. Oui. Elle l’avait dit. Une seule fois. Pensant qu’il ne l’entendrait jamais.
Elian.
— Ce n’est pas juste un nom, reprit-il. C’est comme… une clef. Chaque fois que je le dis, je sens… toi.
Sonia resta figée. Elle avait toujours pensé que ses rêves étaient des cauchemars vides. Mais s’ils étaient des fragments ?
Et si… leurs souvenirs à tous deux n’attendaient qu’un mot, un regard, un geste pour se recoller ?
Mais si leurs mémoires se réveillaient… que se passerait-il ?
Ce jour-là, elle l’emmena plus loin dans la forêt. Vers un ancien autel couvert de lierre, perdu depuis des générations.
Un lieu où la magie dormait encore, intacte.
— Cet endroit… je le connais, souffla Elian.
Sonia se tourna vers lui.
— C’est ici que j’ai scellé le pacte, dit-elle enfin.
Il la fixa, sans comprendre.
— Je t’ai aimé. Autrefois. Dans une autre vie. On ne devait pas s’aimer. Mais on a défié les règles. Le monde.
Et j’ai fait une promesse. Je l’ai scellée avec toi… ici.
Le vent se leva. Les feuilles tourbillonnèrent. Les esprits frémirent.
— Notre amour menaçait l’équilibre. Alors j’ai effacé nos souvenirs. Pour nous protéger… et pour éviter que notre lien n’attire ce que nous avions enfermé.
— Qu’est-ce que nous avons enfermé ? demanda Elian.
Mais Sonia ne répondit pas. Elle s’avança vers l’autel et y posa sa main.
Une vibration se répandit dans le sol.
Le cercle magique ancien se réveilla. Des symboles lumineux jaillirent. Une lueur intense les entoura tous les deux.
Elian tomba à genoux. Des images l’envahirent :
Sonia, baignée de lumière. Lui, portant une épée d’argent. Un baiser volé sous un arbre en flammes. Un cri. Des chaînes. Une promesse.
« Même si le monde s’écroule… je reviendrai. »
Il ouvrit les yeux, essoufflé.
— C’était moi…
— C’était nous, confirma Sonia.
Il leva les yeux vers elle.
— Et maintenant ?
Sonia ne répondit pas. Le vent hurlait.
Au loin, dans les profondeurs de la forêt, un rugissement monstrueux retentit.
Le sol trembla.
Quelque chose s’était éveillé.
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