Je me regarde une dernière fois dans le miroir. Jean taille haute, décolleté blanc, petits talons assortis. Mes ongles sont faits, mes cheveux détachés, vaguement ondulés mais lissés juste comme il faut. Prête pour une soirée entre filles — et j’ai hâte.
Flora et Athena doivent passer me prendre. Ce soir, on a un date groupée. J’attends leur klaxon en observant la rue depuis ma fenêtre. En attendant : un pschitt de parfum, deux-trois regards furtifs dans le miroir. Deuxième trimestre à Dartmouth. Je suis en littérature. Et cette année, c’est ma licence ou rien. La maison est vide depuis que maman est repartie. Un silence presque agréable — ou peut-être un peu trop vide.
Claxon.
— Descends vite ! Tu nous fais un retard royal ! crie Flora, sa voix résonnant jusqu’à ma chambre.
Évidemment. Toujours moi qu’on accuse. Je saisis mon sac, dernier regard. C’est bon : canon.
Je tape vite fait un message à Mike :
"Je sors ce soir. À plus."
Il ne dira rien, mais j’aime bien prévenir. Un réflexe. Une habitude. Mike, c’est… compliqué. On traîne ensemble presque tous les jours, on flirte à moitié, sans se dire les choses. Il ne m’a jamais demandé d’être sa copine, et moi… je ne sais pas si j’en ai envie. Ou peur.
Je descends en courant, la porte claque derrière moi.
Mes bras s’ouvrent instinctivement en retrouvant mes copines.
— Prêtes à faire des ravages ? je lance avec un clin d’œil.
— Plus que prêtes ! Ce soir, on est des bombes, répond Athena en me tendant un chewing-gum.
— La prochaine fois, je vous donne rendez-vous une demi-heure plus tôt. Votre timing est une blague.
— il m’a fallu des siècles pour me lisser les cheveux. Il faut souffrir pour être belle, rétorque Athena en soufflant un bisou dans l’air.
On éclate de rire. Ces moments-là sont des bulles. Des instants suspendus. On oublie nos galères, nos ex relous, nos angoisses. Juste nous trois. Et c’est parfait comme ça.
Direction le nouveau karaoké du centre-ville.
Musique à fond, fenêtres ouvertes, Afrobeat dans les veines.
Je passe un coup de gloss en checkant mon reflet dans le miroir du pare-soleil, pendant qu’Athena danse en agitant ses bras, façon Beyoncé, et que Flora crie les paroles à tue-tête.
— Les filles, vous m’avez trop manqué, dit Flora doucement.
On se tourne vers elle. C’est vrai. Elle a traversé une sale période.
— Toi aussi, ma douce, je dis en lui attrapant la main.
— On est là maintenant, ok ? renchérit Athena en lui faisant un clin d’œil dans le rétro.
Ces filles, je les ai rencontrées en première année. Elles sont bruyantes, impulsives, parfois épuisantes, mais elles sont mon refuge. Mon chaos préféré.
— Ce soir, c’est chasse au trésor : beaux mecs seulement, balance Athena. Pas d’ex, pas de toxiques. Juste du potentiel fiancé ou sugar daddy, OK ?
— Moi, je bois jusqu’à oublier son prénom, enchaîne Flora.
— Et moi, je bois et je flirte, je dis avec un sourire narquois.
On hurle de rire. La voiture résonne de nos éclats de voix. On change de chanson toutes les deux minutes. Le trajet file.
Arrivées au bar. Blindé. Chaud. Vivant.
On se faufile jusqu’à une table, on commande directement.
— Vous êtes prêtes pour l’humiliation publique ? j’interroge.
— Pas ces petites chansons qui vont me voler mes cordes vocales, rigole Athena.
— Tu dis ça mais t’as sûrement prévu tout un show...
Spoiler : elle a prévu un show. Elle file au comptoir karaoké et revient triomphante.
— Devinez quoi ? J’ai réservé CINQ chansons. Et pas des moindres !
Je soupire. Flora sourit à moitié.
— Toutes d'Adèle, annonce-t-elle comme si elle venait d’inventer la roue.
— Oh non… … pas "Someone Like You".
— Trop tard, déjà programmé, répond Flora en brandissant le micro.
Je fuis vers le bar. Une bière, vite. Elles vont me faire chialer.
Un gars s’approche. Mignon. Souriant. Il me demande si lui et ses potes peuvent se joindre à nous.
Je souris poliment, mais c’est non.
— Ce soir, c’est soirée reines. Pas de rois à notre table.
Je ramène les bières. Flora fixe son écran. Encore.
Je prends son téléphone sans lui demander.
— Il ne répond pas ? Tant mieux. Il ne mérite même pas ton regard. Ce soir, t’es avec nous, ok ?
Elle hoche la tête. Je lui tends sa bière. On trinque. À nous. À nos gueules cassées. À notre force tranquille.
Les chansons s’enchaînent. On chante faux. On rit. On hurle. Athena improvise une choré et tombe à moitié. Flora rit aux larmes. Je les regarde.
C’est peut-être ça, le bonheur.
Pas de drame. Pas d’attente. Juste le moment. Juste nous.
Et pourtant…
Alors que je les observe, un éclat de rire suspendu dans l’air…
Je ressens un vide. Léger.
Comme un battement qui manque. Une note silencieuse au milieu du vacarme.
Il me manque.
Mais je ne saurais dire qui.
On se regarde, longtemps, intensément. Et je me dis que j’ai une chance inouïe. Parmi des milliards de personnes sur cette planète, c’est lui que j’ai rencontré. Un homme qui m’aime, qui me comprend sans que j’aie besoin de parler, qui veut sincèrement mon bien… et surtout, qui me rend profondément heureuse.
Il est terriblement sexy avec son sweat noir, son short qui laisse entrevoir ses jambes musclées, ses cheveux courts et noirs coiffés à la va-vite, et cette boucle à l’oreille qui brille sous le soleil. Ce petit bijou lui donne un air de bad boy assumé, mais je connais la tendresse qu’il cache. Je l’observe, et j’ai l’impression d’avoir gagné un trésor.
On est à la plage. Rien que lui et moi, coupés du monde. Le sable tiède sous nos pieds, la brise marine qui joue avec mes cheveux, et la lumière dorée du soir qui nimbe ce moment de magie.
— Madame, tu te sens bien ? Tu veux manger autre chose ? Tu as froid ? dit-il en souriant.
Ce sourire… Mon Dieu, ce sourire. J’y plonge, j’y meurs un peu, j’y renais à chaque fois. Il efface tous les maux, toutes les tempêtes.
— Ça va, ça va… dis-je, en esquissant un petit sourire. J’ai juste besoin d’un baiser. Rien de plus. Juste ça, pour être comblée.
Il s’approche doucement, m’effleure la joue avec une infinie délicatesse, puis pose un baiser tendre sur mes lèvres. Mais il ne s’éloigne pas. Son regard descend, nos souffles se croisent, et d’un geste instinctif, nos lèvres s’unissent. Et là… c’est comme si le monde s’arrêtait. Je goûte au bonheur pur. À sa langue, à son odeur, à la douceur de ses mains sur ma peau. J’ai le cœur qui tambourine, une chaleur qui s’installe en moi, douce, rassurante.
— Alors ? Il te manque encore quelque chose pour être heureuse ? murmure-t-il.
— Je suis déjà heureuse, réponds-je sincèrement.
Et je le suis. Vraiment. Là, maintenant. Avec Devon. L’amour de ma vie. Mon seul. Mon tout.
— Dis-moi, tu veux faire quoi plus tard ? lui demande-je.
Il réfléchit une seconde, le regard perdu dans les vagues.
— Je veux bien vivre. Avoir des enfants, une belle maison, une femme incroyable – toi – et une voiture, évidemment. D’ailleurs, tu la veux de quelle couleur, notre maison ?
— Blanche, dis-je avec un sourire rêveur.
— Alors ce sera une maison blanche.
— Avec un petit jardin… et un chien de salon, j’ajoute.
— Oui madame. Jardin, chien, maison blanche. Tu veux travailler ou rester à la maison ? Juste pour savoir si je dois charbonner encore plus pour subvenir à nos besoins, dit-il en plaisantant.
Je ris doucement. Il parle de futur avec une telle simplicité que mon cœur fond. Moi, sa femme ? Lui, mon mari ? Des enfants ? Une maison à nous ? Cette idée me fait flotter.
— Je veux travailler, lui dis-je. Je veux devenir avocate.
— Wow… Madame l’avocate ! Ma femme est une badass. Le monde entier va trembler devant nous !
— Hmmm… je sais même pas si j’y arriverai, avoue-je en lui donnant une petite tape dans le dos. C’est juste un rêve, pour l’instant.
— Tu vas y arriver. Je le sais. dit-il en me regardant droit dans les yeux, tout en caressant doucement ma cuisse.
Je dépose un baiser léger sur ses lèvres. Juste pour lui dire merci. Merci d’y croire pour deux.
— Et pourquoi tu veux devenir avocate ? demande-t-il avec curiosité.
— Parce que… je peux, réponds-je d’abord en souriant.
— Pour de vrai ?
Je prends une grande inspiration.
— Il y a trop d’injustices dans ce monde. Trop de gens qui souffrent en silence. Je sais que je ne pourrai pas tous les sauver… mais ceux que je pourrai aider, je le ferai. Je veux qu’ils sachent qu’ils peuvent compter sur moi. Que je suis là.
Il me sourit doucement, avec cette tendresse qui me désarme à chaque fois. Et dans ce regard, je lis mille promesses silencieuses. C’est là que je sais, encore une fois, que j’ai trouvé le bon.
— Je t’aime, Devon, dis-je simplement.
— Je t’aime, Rubies, me répond-il.
Et tout s’arrête. Plus rien n’existe. Juste lui. Juste moi. Et ce bonheur… qui, je l’espère, ne s’éteindra jamais.
Je sors enfin de mon cours de littérature anglaise. Deux heures. Deux longues heures. Honnêtement, si ça avait duré plus, j’aurais quitté l’amphi. C’est pas que je déteste la littérature — au contraire. J’aime les mots, les grandes histoires, les amours tragiques, les fins ouvertes. Ce que je n’aime pas, c’est la manière froide dont on dissèque les textes. Comme si l’amour de Catherine pour Heathcliff se résumait à une structure narrative et trois figures de style.
Moi, je préfère quand on en débat. Quand on ressent. Quand on parle de Jane Austen comme d’une meuf badass qui croyait à l’amour tout en défiant les codes. Ou quand on dissèque Roméo et Juliette en se demandant si ce n’était pas juste deux ados trop impulsifs et mal entourés.
Je suis romanesque. Pas naïve, juste… intense.
Je quitte le bâtiment, sac sur l’épaule, direction le terrain. Mike m’attend. Enfin, je crois. Enfin… j’espère ? Je ne sais pas très bien où on en est, lui et moi. Ce n’est pas clair. Pas vraiment officiel, pas vraiment flou non plus. Il est là, de plus en plus souvent. Il m’écrit, il me fait rire. Il me rassure. Et moi ? Je ressens un mélange étrange. De l’attachement, oui. Du désir parfois. Mais est-ce que je l’aime ? Ou est-ce que je l’aime pour ce qu’il m’apporte ? Ce vide qu’il comble en moi ? Peut-être un peu des deux.
Je traverse la cour de l’université, coupe entre les terrains, passe devant le banc du basket. Je le vois. Il est assis, seul, les écouteurs dans les oreilles, un petit sac posé à côté de lui. Il lève la tête pile au moment où j’arrive. Son regard accroche le mien.
Il sourit.
Et ce sourire, bordel… Il me fait quelque chose.
— Je ne suis pas en retard j’espère ? je crie en m’approchant.
— L’essentiel, c’est que tu sois là, répond-il en retirant ses écouteurs.
Je souris, un peu gênée. Il prend le sac, en sort deux sandwichs, un mini jus et une barquette de fraises.
Des fraises. Mon fruit préféré.
— Tu t’es donné du mal, dis-je en m’asseyant à côté de lui.
— T’as vu ? Je sais comment te séduire. Fraises et jus multifruit, combo gagnant.
— J’avoue, tu commences à me connaître, je réponds en prenant une fraise.
Il me regarde.
— T’es jolie aujourd’hui.
Je baisse les yeux, un sourire au coin des lèvres.
— Merci.
Il me tend le sandwich, on mange doucement. Le moment est simple, mais doux. Il me parle de sa journée, de son entraînement de basket. Il est dans la section médiatisation, spécialisé en journalisme sportif. Il déteste les cours de droit médiatique, et il me le fait bien comprendre en mimant son prof, avec sa voix traînante et ses mains pleines de craie. Je ris.
Il m’explique qu’il espère avoir une bourse pour son master. Il veut continuer dans le journalisme, peut-être à New York, peut-être ailleurs. Il me parle des prochains matchs à venir, de la fatigue, de la pression. Et moi, je l’écoute. Vraiment. J’aime bien sa voix. J’aime bien quand il s’emballe.
— Si t’as pas la bourse, je fais une pétition, je dis avec un ton faussement solennel.
— T’as intérêt. Je veux au moins 500 signatures et une pancarte avec mon nom dessus.
— Ok, mais tu mets ma tête sur ton t-shirt pendant ton match retour, dans ce cas.
— Marché conclu. Mais seulement si t’es en photo en train de me regarder amoureusement.
Je rigole, un peu trop. Et pendant qu’on se cherche comme ça, à travers des vannes, des sourires et des regards, je me demande si je pourrais vraiment tomber amoureuse de lui. Ou si c’est juste l’illusion d’être bien, d’être choisie, d’être vue.
Je ne sais pas. J’évite d’y penser. Je savoure le moment.
— Tu sais que t’es bizarre, parfois ? dit-il soudain.
— Merci, c’est censé être un compliment ?
— Ouais. C’est ce que j’aime bien chez toi.
Il a dit ça avec un naturel déconcertant. Comme si ce n’était rien. Mais moi, à l’intérieur, ça fait un peu de bruit.
Je ne lui demande pas ce qu’on est. Je n’ose pas. J’ai toujours été celle qui pose trop de questions, qui veut des réponses claires. Et cette fois, j’ai pas envie de courir après une définition. Peut-être que ça viendra. Peut-être pas.
Le temps passe vite. On termine les fraises. Il regarde sa montre.
— Je dois y aller, j’ai une réunion avec le coach.
— Okay. On se voit après-demain ?
— Même heure, même banc, même fraises ?
— T’as intérêt.
Il se lève, attrape son sac, m’effleure l’épaule au passage.
— À dans deux jours, miss littérature anglaise.
— Et t’as intérêt à savoir citer Shakespeare cette fois. Je veux du romantisme niveau tragédie grecque.
— Seulement si tu portes une robe à la Juliette Capulet.
Je souris. Il s’éloigne.
Et moi, je reste là. Le cœur un peu plus léger, mais l’esprit toujours embrouillé.
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