La nuit s’était abattue sur le royaume comme une marée silencieuse. Les portes
se claquaient, les torches s’éteignaient, les enfants étaient pressés sous les
couvertures tandis que les anciens murmuraient encore les mêmes mots, depuis
des décennies :
> « Ne sors pas après le coucher du soleil… Le Roi des Ombres veille. »
Mais personne ne savait qui il était.
On racontait qu’il apparaissait quand la lune devenait rouge, que son regard
faisait trembler les arbres, que ses pas ne faisaient aucun bruit, mais que les
cœurs cessaient de battre en son passage.
Et pourtant, nul ne l’avait vu de près. Il était plus rumeur que chair.
Plus peur que roi.
Au sommet du château noir dressé sur la colline, Liam Wilfred, souverain de ces
terres, observait les étoiles sans briller. Son trône était de pierre, son royaume
de silence, et sa malédiction plus ancienne que la mémoire de ses sujets.
Cela faisait plus de cinq cent ans que le poison du Néant coulait dans ses veines.
Une morsure lors d’une guerre oubliée, un baiser de ténèbres qui l’avait arraché
au monde des vivants pour le plonger dans l’éternelle nuit. Depuis, chaque
battement de cœur était un rappel douloureux de ce qu’il avait perdu.
Il n’était plus homme.
Il était vampire.
Et pourtant, il continuait à veiller. Chaque nuit, lorsque les créatures de l’ombre
franchissaient les frontières du royaume, c’était lui, et lui seul, qui partait les
traquer. Il les tuait dans l’ombre, protégeant ceux-là mêmes qui le maudissaient.
Il ne cherchait ni reconnaissance ni pardon.
Il se pensait perdu.
Et ce soir-là, comme tant d'autres, il descendit dans les jardins intérieurs, où
fleurissaient encore ses roses rouges éternelles. Il les arrosait, les effleurait du
bout des doigts. Seul ce geste, mille fois répété, parvenait encore à apaiser sa
soif de sang.
La lune, rouge et froide, planait au-dessus de lui comme un œil accusateur.
Pendant ce temps, dans un village frontalier à l’orée de la forêt, Aria courait.
Ses pieds nus saignaient sur les cailloux, ses cheveux emmêlés collaient à son
visage humide de larmes. Les barbares avaient envahi sa terre, tué ses voisins,
brûlé les maisons. Elle n’avait plus rien. Plus de famille, plus de foyer. Juste la peur
au ventre et l’instinct de survie.
Elle courut jusqu’à ce que ses jambes cèdent.
Et ce fut là, dans le calme brutal d’une clairière baignée de lune, qu’elle le vit.
Une silhouette.
Debout, droite, immobile.
Un homme vêtu d’une cape d’encre, aux yeux incandescents, rouge feu. Un
regard qui déchire l’âme. Un visage trop beau pour appartenir au monde.
Elle resta figée.
Il la regarda… longtemps. Puis il détourna les yeux. D’un seul mouvement, il
s’envola, disparaissant dans l’obscurité, ne laissant derrière lui que le frisson
glacé de sa présence.
Elle venait de croiser la légende.
Elle venait de voir le Roi des Ombres.
Et rien, plus rien, ne serait jamais comme avant.
Aria resta figée, incapable de bouger, son cœur cognant si fort qu’il étouffait tous
les sons de la nuit. L’homme aux yeux de braise avait disparu, mais la peur restait,
vivace, acide, coulant dans ses veines comme du feu.
Elle reprit ses esprits, tituba, puis courut à travers les arbres, trébuchant sur
chaque racine, griffée par les branches, la gorge sèche et la vision brouillée. Elle
courut sans savoir où aller, fuyant une terre qu’elle ne comprenait plus, un
monde qui s’était retourné contre elle.
Et soudain, le noir.
Son corps s’effondra sur la mousse froide de la forêt, ses forces à bout. Aria perdit
connaissance, seule dans l’obscurité.
Mais elle n'était pas seule.
Tapie dans l’ombre, une silhouette la regardait. Silencieux, le Roi des Ombres
s’avança lentement. Il se pencha vers elle, l’observa un long moment, puis la prit
dans ses bras avec une infinie délicatesse.
Ses pas ne faisaient aucun bruit lorsqu’il traversa les bois.
Il marcha ainsi, jusqu’à atteindre une vieille bâtisse oubliée, aux pierres rongées
par le temps. C'était là qu'avait autrefois vécu son seul ami, le Général Arven,
mort depuis plus de cinq siècles dans la grande guerre des frontières.
À côté, une petite chaumière, encore habitée, dégageait une lueur pâle derrière
ses rideaux usés.
Le Roi frappa une fois.
Le bois résonna.
Une femme âgée, au regard perçant, ouvrit lentement la porte. Elle ne dit rien,
mais son regard s’arrêta une seconde sur les yeux rouges dans l’ombre. Elle
reconnut l’ombre du Roi — elle le connaissait, ou du moins ce qu’il était devenu.
Une larme silencieuse roula sur sa joue ridée, mais elle ne parla pas.
D’un battement d’ailes, le Roi des Ombres s’envola, laissant Aria allongée devant
la porte.
La vieille dame appela doucement :
« Roy… viens m’aider, mon garçon. »
Un jeune homme d’à peine dix-sept ans accourut. Ensemble, ils portèrent Aria
dans la petite maison, l’allongèrent sur un lit près du feu. La nuit reprit son cours
comme si rien ne s’était passé.
Le matin venu...
La lumière dorée caressait les murs de pierre. Aria ouvrit les yeux lentement, les
paupières lourdes. Une couverture douce la recouvrait, et l’odeur du pain chaud
flottait dans l’air.
« Où… où suis-je ? » murmura-t-elle.
La vieille dame, assise à côté, sourit.
« Chez moi, ma chérie. Tu es en sécurité maintenant. Bois un peu d’eau, tu es
restée évanouie toute la nuit. »
Aria but. Son cœur se calma peu à peu.
Elle n’osa pas encore poser de questions sur l’homme à la cape… elle n’était
même pas certaine de ne pas avoir rêvé.
Les saisons passèrent.
Aria resta dans le village. D’abord par gratitude, puis par attachement.
Elle s’occupa de la vieille dame comme d’une grand-mère. Elle l’aidait à préparer
et vendre les fleurs, à tresser les couronnes de violettes et à organiser les herbes
médicinales. Roy, le petit-fils, montrait une maladresse adorable qui faisait rire
Aria.
Peu à peu, ils tissèrent une relation de frère et sœur.
Elle le taquinait dès qu’il rougissait pour une fille du marché.
Il la protégeait farouchement des petits voyous du village.
Un jour, l’un d’eux tira sur sa natte. Roy l’attrapa par le col et le jeta dans un tas
de pommes de terre. Depuis, plus personne n’osa l’embêter.
La vieille dame, elle, souriait en les regardant.
« Dieu m’a donné deux petits-enfants au lieu d’un seul », disait-elle en caressant
les cheveux d’Aria.
Aria, elle, devint un soleil discret dans ce petit monde.
Sa cuisine était la plus parfumée du village. Les voisins venaient demander ses
conseils pour les épices, ses secrets de cuisson. On disait que même les fleurs
poussaient mieux lorsqu’elle les touchait.
Mais la nuit… la nuit, elle ne dormait pas toujours.
Souvent, elle fixait la lune, se rappelant les yeux rouges, la cape noire, et ce
moment suspendu dans la clairière.
Elle ne l’avait jamais revu.
Mais au fond d’elle, elle savait qu’il l’observait encore..

Cinq années avaient passé.
Le village n’était plus le même. Les murs étaient plus colorés, les visages plus
doux, et les voix, moins inquiètes la nuit. Aria, elle, avait grandi. Sa silhouette
était devenue celle d’une jeune femme accomplie, mais son regard portait
encore cette douceur lumineuse qui la rendait unique.
Roy et sa grand-mère étaient partis pour quelques jours dans un village voisin, et
Aria, seule, avait repris sa routine quotidienne.
Ce jour-là, elle s’enfonça plus loin que d’habitude dans la forêt. Ses doigts
cueillaient des fleurs sauvages, des lys pâles, des pivoines mauves, et des roses
boisées pour la vieille dame.
Mais en marchant, elle ne vit pas le temps passer.
Les ombres s’étiraient. La lumière s’amenuisait. Un frisson parcourut son dos.
Soudain, au détour d’un sentier noyé sous les feuilles d’automne, elle le vit.
Un château.
Majestueux, ancien, comme arraché à un conte oublié. Ses tours touchaient
presque les nuages. Le lierre enlaçait les pierres grises, et des corbeaux
tournaient lentement autour de ses créneaux.
Aria resta figée.
Une mélodie sourde, presque inaudible, semblait flotter depuis les murs.
Quelque chose… un appel… ou un avertissement ?
Le ciel s’obscurcissait. Aria fit demi-tour précipitamment, son panier à la main,
mais déjà les chauves-souris apparaissaient — silhouettes noires planant autour
de la lune rouge qui s’élevait.
Le cœur battant, elle se mit à courir, ses jupes accrochées aux branches, ses
bottes glissant sur les feuilles.
Puis elle trébucha.
Une pierre mal placée, un cri étouffé, un choc.
Elle bascula en avant, son panier éclata, les fleurs se dispersèrent sur le sol. Son
genou heurta la terre. Et dans ce chaos, elle heurta un homme.
Mais il ne tomba pas. Il l’évita. Il se redressa, silhouette imposante enveloppée
dans une cape noire.
Il tourna le dos, prêt à disparaître.
Aria, les mains tremblantes, attrapa son poignet.
« Qui êtes-vous ?! » cria-t-elle.
Elle n’avait pas réfléchi. Son instinct avait parlé. Sa voix portait la peur, mais aussi
un écho lointain… comme une mémoire oubliée.
L’homme se figea. Puis, lentement, il se tourna.
Ses yeux rouges la transpercèrent.
« Lâche-moi. » Sa voix était glaciale, tranchante.
« Sale humaine… comment oses-tu me toucher ? »
Il s’approcha d’un pas, et d’un souffle rauque, il murmura comme une
malédiction :
> « Tu n’as donc rien entendu…
Derrière mes murs, un souffle s’élève…
Un vent brûlant… une douleur sans trêve… »
Sa voix tremblait de colère, mais quelque chose d’autre aussi… un désespoir
ancien, un chagrin figé.
Il tourna les talons. Mais Aria, sans comprendre pourquoi, attrapa le pan de sa
cape.
Le tissu glissa.
Sa capuche tomba.
Et alors elle vit.
Le visage du Roi.
Pas un monstre.
Un homme.
Un homme à la beauté inhumaine, des traits parfaits, presque irréels. Sa peau
pâle captait la lumière moribonde du ciel. Ses cheveux sombres encadraient un
regard profond, rouge comme le crépuscule.
Aria resta pétrifiée, les yeux rivés à lui, hypnotisée.
Le Roi la regarda, surpris de son silence. Il s’attendait à un cri, à un pas de recul,
à la peur habituelle.
Mais elle restait là, émerveillée.
Et cela… le troubla profondément.
Il gronda.
Puis, d’un geste brusque, il la repoussa.
Son cœur battait plus vite, mais ce n’était plus la peur.
Le Roi des Ombres ouvrit ses ailes noires, gigantesques, et dans un souffle de
vent et de silence, il s’envola vers le ciel.
Aria resta là, seule, les fleurs éparpillées autour d’elle.
Mais quelque chose en elle avait changé.
Elle savait maintenant…
> Ce n’était pas un rêve.
Il existe.
Et il souffre.
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