Le bruit de la pluie contre la vitrine couvrait presque la musique douce qui tournait en boucle dans le petit café. Il était 20h02. Les derniers clients étaient déjà partis, trop pressés de fuir l’averse, et Min Joon terminait de nettoyer les tables, ses doigts rougis par le froid.
Il aurait dû fermer depuis dix minutes.
Mais il n’en avait pas eu le courage. Peut-être parce que rentrer dans son studio sombre ne lui faisait pas envie. Peut-être parce qu’il aimait ce calme mouillé, où même les pensées semblent marcher sur la pointe des pieds.
La clochette tinta.
Min Joon leva les yeux.
Un homme venait d’entrer. Grand, vêtu d’un long manteau noir luisant d’eau, les cheveux plaqués par la pluie. Il dégageait quelque chose de froid, presque menaçant, comme un fantôme qu’on n’aurait pas le droit de regarder dans les yeux.
Il ne dit rien. Il s’assit à la table du fond, celle que personne ne choisissait jamais.
Min Joon prit une tasse, la remplit de café brûlant et s’avança, incertain.
— Vous êtes sûr de vouloir rester ? On allait fermer…
L’homme releva la tête.
Ses yeux étaient sombres. Vifs. Un regard qui semblait fouiller sous la peau.
— Sers-moi. Et reste.
Min Joon tressaillit légèrement. Mais il hocha la tête. Il posa la tasse, les doigts effleurés par ceux de l’inconnu. Ce contact, à peine une seconde, mais assez pour réveiller un frisson étrange.
Il retourna derrière le comptoir. Et pourtant, il sentait toujours ce regard sur lui.
Comme une promesse.
Ou un avertissement.
Min Joon se forçait à ne pas lever les yeux. Il frottait déjà deux fois la même tasse, ses mains tremblant à peine. Ce genre de clients, il en avait vu. Les riches ennuyés qui se perdaient dans les quartiers modestes pour se donner une illusion de normalité. Mais lui… il était différent.
Il ne regardait pas le décor.
Il ne touchait même pas à sa tasse.
Il ne faisait que le fixer, lui.
Min Joon sentit sa gorge se nouer. Peut-être qu’il devrait lui demander de partir. Peut-être qu’il aurait dû baisser les rideaux, comme tous les soirs. Mais il n’y arrivait pas. Il y avait quelque chose dans ce regard — pas du désir, pas encore — mais une sorte de faim muette, brutale.
L’homme finit par se lever. Lentement. Silencieusement.
Min Joon le vit s’approcher du comptoir, la tasse toujours pleine entre ses doigts.
— T’as pas froid ? demanda-t-il, sa voix grave, plus douce qu’il ne l’aurait cru.
Min Joon cligna des yeux. Un peu surpris. Un peu méfiant.
— Je suis habitué, répondit-il simplement.
L’autre esquissa un sourire. Il posa la tasse vide sur le bois usé du comptoir.
— C’est dommage. Tu mérites mieux que ce genre d’endroit.
Il sortit un billet bien trop gros pour un simple café, le glissa sous la tasse, puis recula vers la sortie.
Min Joon ne répondit rien. Mais son cœur battait plus fort. Un peu trop fort.
La porte se referma. Le tintement de la clochette résonna étrangement plus longtemps que d’habitude.
Quand il souleva la tasse, il découvrit un mot griffonné à la va-vite sur la nappe de papier :
“Je reviendrai demain. Ne ferme pas trop tôt.”
Min Joon resta figé. Le billet, le mot, le regard… Tout lui paraissait irréel.
Mais il le sentait : quelque chose venait d’entrer dans sa vie.
Et ça ne comptait pas repartir de sitôt.
Le lendemain, il pleuvait encore. Pas une pluie violente comme la veille, mais un crachin épais qui collait à la peau et aux pensées.
Min Joon arriva au café les yeux cernés, le pas plus lent que d’habitude. Il n’avait pas fermé l’œil de la nuit.
Le mot laissé sous la tasse tournait en boucle dans sa tête.
“Je reviendrai demain. Ne ferme pas trop tôt.”
Il avait d’abord cru à une blague. Puis il s’était surpris à regarder l’horloge à chaque heure, comme s’il attendait sans l’avouer.
Et maintenant, il était là, à essuyer compulsivement les vitres, jetant des regards nerveux vers la porte.
20h07.
Toujours rien. Peut-être qu’il ne viendrait pas. Peut-être qu’il avait dit ça juste pour s’amuser. Il s’en voulait d’y avoir cru.
Mais à 20h10, la clochette tinta.
Le cœur de Min Joon bondit dans sa poitrine.
Il était là.
Même manteau noir, même regard perçant. Cette fois, ses cheveux n’étaient pas mouillés. Il semblait avoir marché lentement, comme s’il voulait se faire attendre.
Il n’alla pas s’asseoir. Il marcha droit vers le comptoir.
Min Joon recula légèrement.
— J’ai failli croire que tu venais pas, murmura-t-il.
Un sourire étira les lèvres de Jae Ha. Lentement. Comme s’il avait gagné quelque chose.
— Tu m’as attendu ?
Min Joon ne répondit pas.
Jae Ha pencha un peu la tête, son regard accroché au sien.
— Tu m’as regardé hier soir, dit-il. Comme si t’avais vu quelque chose.
— J’ai regardé… parce que tu fixais, répondit Min Joon, un peu tendu.
— Non. Tu m’as vraiment regardé.
Un silence. Puis :
— Les gens évitent toujours de le faire. Sauf toi.
Min Joon sentit sa gorge se serrer. Ce type lisait à travers les mots, à travers les silences.
Il se força à baisser les yeux. Prépara un café en silence. Quand il le posa sur le comptoir, Jae Ha ne le toucha pas.
— Quel est ton nom ?
— Min Joon.
— Jae Ha.
Ils échangèrent ces deux prénoms comme on échange un secret. Lentement. Avec prudence.
Puis Jae Ha ajouta, d’une voix calme :
— Tu devrais faire attention à qui tu regardes. Parfois… ils s’attachent trop vite.
Et Min Joon comprit qu’il venait de franchir une ligne. Même sans le vouloir.
Min Joon força un sourire, un de ceux qu’il utilisait pour survivre au quotidien. Il recula légèrement, posant ses deux mains sur le bord du comptoir pour garder une distance.
— Je pense pas être quelqu’un d’assez intéressant pour qu’on s’attache à moi, dit-il doucement.
Jae Ha haussa un sourcil, amusé.
— Tu crois ça ?
— J’en suis sûr.
Il y avait une assurance étrange dans la voix de Min Joon, une lucidité résignée, comme s’il parlait d’un fait scientifique. Il ne se rendait même pas compte que c’était cette détresse tranquille qui attirait tant le regard.
Jae Ha fit le tour du comptoir. Lentement. Comme s’il voulait tester les limites.
Min Joon ne bougea pas. Il ne voulait pas paraître faible.
Mais quand l’homme s’arrêta juste devant lui, si proche que le parfum boisé de sa veste monta jusqu’à son nez, il sentit ses jambes se raidir.
— Tu ne regardes plus, murmura Jae Ha.
— Tu es trop près.
— Peut-être.
Une pause. Le silence devint pesant, tendu.
Puis Jae Ha leva une main. Lentement. Et vint effleurer une mèche trempée sur le front de Min Joon. Juste ça. Un geste presque tendre, mais chargé d’un courant électrique invisible.
— Tu devrais fermer maintenant. Il se fait tard, souffla-t-il.
Min Joon hocha la tête, à peine. Il recula d’un pas, troublé.
Jae Ha se détourna, marcha jusqu’à la sortie. Il s’arrêta à la porte.
— Je t’emmènerai un jour, Min Joon.
— Où ça ?
Un silence. Puis :
— Là où il fait chaud. Là où tu pourras respirer.
Et il sortit, le bruit de la pluie reprenant aussitôt sa place dans le décor.
Min Joon resta là, figé.
Il ne savait pas pourquoi, mais une partie de lui — la plus fragile, la plus abîmée — venait de s’ouvrir à cet inconnu.
Et c’était peut-être le début d’une très mauvaise décision.
Il était presque minuit quand Min Joon ferma enfin la porte de son studio. Le loquet grinça faiblement, comme à chaque fois. L’humidité avait tout envahi — les murs, l’air, jusqu’à son lit qui semblait encore plus froid que la veille.
Il déposa son sac à terre, retira sa veste trempée et se laissa tomber sur le matelas.
Son téléphone vibra.
Pas de message. Juste une alerte inutile.
Il soupira et fixa le plafond taché de moisissure. Les paroles de Jae Ha résonnaient encore dans son crâne.
“Tu m’as regardé.”
“Tu devrais faire attention.”
“Je t’emmènerai.”
Des mots étranges, jetés comme des filets. Min Joon n’était pas idiot. Il avait déjà croisé des hommes qui jouaient avec les silences, qui disaient juste assez pour troubler.
Mais Jae Ha… c’était différent.
Il ne semblait pas jouer.
Il semblait savoir.
Min Joon tourna la tête. De l’autre côté de la cloison, on entendait des gémissements étouffés. Le voisin du 2B ramenait souvent des gens. Des inconnus qu’il baisait sans retenue, en oubliant qu’il y avait des murs. Min Joon ferma les yeux. Il aurait voulu couper le monde, l’éteindre juste une heure.
Mais dans son esprit, ce n’était pas les bruits du voisin qu’il entendait. C’était la voix grave de Jae Ha, basse, trop près.
“Tu ne regardes plus.”
Il frissonna.
Pourquoi ce type s’était-il intéressé à lui ? Il n’avait rien de spécial. Rien d’attrayant. Il n’avait rien du genre de mec qu’un homme comme ça — riche, sûr de lui — pourrait vouloir.
Et pourtant…
Min Joon se leva brusquement. Il alla vers la petite table bancale où il laissait traîner son carnet de notes. Là, glissé entre deux feuilles, il trouva le billet que Jae Ha avait laissé la veille.
Trop d’argent pour un café. Trop d’argent pour lui.
Il aurait dû le refuser. Le rendre. Mais il l’avait gardé. Pourquoi ?
Il ferma les yeux.
Il ne voulait pas s’attacher. Il ne voulait pas espérer.
Mais une partie de lui, silencieuse et affamée, en redemandait déjà.
Le lendemain matin, le réveil sonna trop tôt. Comme toujours.
Min Joon traîna les pieds jusqu’à la minuscule salle de bain, se rinça le visage à l’eau glacée, attrapa un pull trop grand — troué au coude — et quitta son studio sans même prendre de petit déjeuner.
Il ne pensait pas à Jae Ha.
Il se forçait à ne pas y penser.
Mais à chaque reflet de vitre, à chaque ombre sous un parapluie, son regard cherchait inconsciemment cette silhouette sombre et droite.
Arrivé au café, il trouva une enveloppe coincée dans la porte.
Il regarda autour de lui, méfiant, avant de la décacheter.
Aucune adresse. Aucun mot.
Juste un téléphone neuf. Noir. Éteint.
Min Joon resta figé un instant. Le froid lui remonta dans les bras.
C’était Jae Ha. Il le savait. Personne d’autre ne ferait ce genre de chose. Personne d’autre ne l’observerait assez près pour savoir qu’il n’avait même pas les moyens de se racheter un téléphone défectueux.
Il hésita. Longtemps.
Puis il alluma l’appareil.
Un seul contact enregistré : J.H.
Aucun message. Aucun appel. Rien d’autre.
Il rangea le téléphone dans sa poche, les doigts glacés. Le cœur lourd.
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Plus tard dans l’après-midi, alors que le café était désert, la porte s’ouvrit à nouveau.
Cette fois, Jae Ha ne portait pas son manteau. Juste une chemise noire, élégante, dont les boutons du col étaient ouverts. Il avait l’air plus jeune sans ses couches de vêtements sombres. Mais son regard, lui, était toujours aussi fixe.
Il s’avança sans rien dire, jusqu’au comptoir.
— Tu l’as trouvé.
Min Joon hocha la tête.
— C’était pas nécessaire.
— Je décide de ce qui est nécessaire, répondit Jae Ha simplement.
Il posa un billet sur le comptoir, comme la veille.
— Je te paye, non ? C’est toi qui me sers. C’est moi qui décide combien tu vaux.
Min Joon se raidit.
Jae Ha pencha la tête, lisant sa réaction comme un livre ouvert.
— Tu crois que j’essaie de t’acheter ?
— Je sais même pas ce que tu veux, murmura Min Joon.
— Je veux…
Il s’interrompit.
Son regard s’assombrit.
— Je veux que tu me laisses t’avoir. Rien qu’un peu. Juste assez pour respirer.
Min Joon resta sans voix. Il n’avait jamais entendu une déclaration pareille. Ce n’était ni un compliment, ni une menace.
C’était une confession.
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