Prologue — Le Diamant Oublié
Je suis née avec une cuillère en diamant dans la bouche… Du moins, c’est ce que murmurent ceux qui, de loin, admirent ma famille sans en connaître les abîmes.
Deuxième fille d’une lignée aussi puissante que cruelle, je suis le troisième — et dernier, à ma connaissance — enfant de mes parents. Du haut de mes quinze années, je me demande parfois s’ils auront d’autres enfants, ou s’ils en ont déjà, quelque part, dissimulés derrière les lourds rideaux de leurs secrets.
Mon père, Kirisame Ouamba, est une figure incontournable de la politique et du monde des affaires. Un homme de fer, de règles, de traditions… et d’ambitions froides. Il possède l’art d’arriver à ses fins, quels que soient les moyens.
Ma mère, Dominia Yolas, quant à elle, est le genre de femme qu’on encense dans les magazines : belle, brillante, patronne d’un empire, issue d’une famille aussi ancienne et noble que celle de son époux. Jadis, elle faisait rêver des générations d’hommes. Aujourd’hui encore, elle incarne l’élégance inaccessible.
On dit que le monde a changé. Que les progrès techniques et scientifiques ont aboli l’esclavage, effacé les castes, libéré la femme…
Mais ces illusions ne sont que des draps propres sur des plaies purulentes. Il y a toujours les puissants et les faibles, les riches et les misérables, les privilégiés et les oubliés. Ainsi va le monde, pris dans une fatalité qui se transmet de génération en génération.
Et moi, au milieu de cette toile dorée, j’étais ce fil usé qu’on cache sous le tapis.
Malgré les violences que j’ai subies, malgré les humiliations et les coups, je ne leur en voulais pas. Je croyais simplement être née malchanceuse. À quoi bon blâmer quiconque, quand on pense que le malheur est une composante naturelle de son existence ?
Alors j’ai grandi, recluse dans notre immense villa, traitée pire qu’une domestique, ignorée comme une ombre. Une existence d’effacement.
Chacun avait une manière bien à lui de me réduire : certains me regardaient avec dédain, d’autres avec indifférence, comme si je n’étais qu’un caillou sur leur route. Et puis il y avait ceux — mes parents, mon frère, ma sœur, même quelques domestiques — qui ne se gênaient pas pour me frapper, me punir, me faire exécuter les tâches les plus ingrates. J’étais leur souffre-douleur, leur punching-ball émotionnel.
Silhouette Ouamba, mon frère aîné, est l’héritier, le joyau de la dynastie. Ma sœur jumelle, Madia, est vénérée comme une divinité vivante. Ils ont grandi dans un luxe inimaginable : éducation d’élite, mets raffinés, vêtements de haute couture, traitements dignes des héritiers d’un empire.
Quant à moi… J’étais l’erreur à effacer.
Je portais les vêtements usés des domestiques, je me nourrissais de restes, je n’avais pas droit à l’éducation. J’étais analphabète. Je vivais dans les quartiers abandonnés de la propriété, dans une vieille dépendance que l’on disait maudite, ravagée par un incendie, hantée par les fantômes du passé. Et peut-être que j’étais, moi aussi, un de ces fantômes…
J’avais interdiction de quitter la maison. Je travaillais du matin au soir : lessives, sols, corvées, humiliations… Mon seul répit, c’était le sommeil. Et encore.
Je m’appelle Nix-wing Ouamba. Je suis la petite sœur oubliée d’une lignée impériale, l’enfant invisible dans une maison d’or.
Mais ce que personne ne sait encore, c’est que le monde dans lequel nous vivons cache bien plus qu’il ne montre.
Le monde est un coffre scellé, rempli de mystères enfouis dans les monastères de l’Occident, de l’Orient, et du Moyen-Orient.
La plupart des gens ignorent encore que le surnaturel existe bel et bien. Moi aussi, j’étais dans l’ignorance… jusqu’au jour où la vérité m’a frappée, aussi violemment qu’une révélation divine.
Ces êtres venus d’ailleurs, ces forces invisibles, cohabitent avec nous depuis les fondations de l’univers.
Et peut-être que mon malheur n’était qu’un prélude… à quelque chose de plus grand. Quelque chose d’oublié. Quelque chose de sacré.
Je suis née dans les ténèbres. Mais je suis un diamant oublié.
Et l’heure approche où il brillera.
L'été était à son apogée, et le soleil dardait ses rayons sur la demeure Ouamba, dressée fièrement au sommet des collines de Suzhou. La villa principale, bijou d’architecture contemporaine, resplendissait sous la lumière dorée, comme un trône de verre et d’acier posé sur un écrin de jade. À ses côtés, les ailes anciennes de la demeure, de style Ming, semblaient endormies, figées dans le passé, comme des fantômes vénérables.
C’était le jour du dîner familial, ce rituel sacré qui, tous les quinze jours, réunissait les membres éminents de la lignée. Les couloirs bourdonnaient d’agitation. Majordomes en veston noir et servantes en robe de lin couraient dans tous les sens, armés de plateaux, de draps de soie, de porcelaines délicates. L’effervescence masquait une tension palpable. Aujourd’hui, aucune erreur n’était permise.
— Pourquoi tout le monde est si étrange aujourd’hui ? demanda Ana, nouvelle servante à peine sortie de l’adolescence, les bras pleins de vaisselle immaculée.
— Chut, répondit Xia à voix basse. Aujourd’hui, c’est le banquet des maîtres. Si tu fais la moindre erreur… tu es finie.
Elle jeta un regard autour d’elle, comme si les murs pouvaient trahir leurs secrets.
— La dernière fois, une servante a renversé du vin sur la nappe. Il paraît que… que le maître a fait couper sa main avant de la chasser.
Ana blêmit.
— Tu plaisantes… ?
Xia resta silencieuse, un demi-sourire figé au coin des lèvres. C’est l’intendant, au pas lourd, qui mit fin aux commérages d’un aboiement sec. Les deux jeunes filles s’inclinèrent et disparurent.
Ce soir-là, dans la grande salle à manger aux parois de jade, tout fut prêt comme un temple avant le sacrifice.
Kirisame Ouamba entra le premier. Son port altier rappelait celui des empereurs d’antan, le regard dur et sanglant, encadré par des lunettes fines. Il portait une chemise bordeaux taillée dans une soie d’exception, assortie à un pantalon bleu nuit et à des souliers italiens. À son poignet, une montre rare, et à son doigt, une bague austère mais d’un raffinement inégalé. Il s’installa en bout de table, incarnant à lui seul la rigueur et l’absolutisme.
À sa droite, Dominia, la mère. Belle à en éclipser les statues, vêtue d’une robe sirène rose foncée, fendue haut sur la cuisse. Son cou était orné de perles, son poignet d’un bracelet au dessin complexe. Elle avait l’élégance d’une impératrice moderne, dont le sourire dissimulait mille contrats et autant de silences.
Puis vint Silhouette, l’aîné. Vingt ans, athlétique, à l’allure de rockstar. Cheveux noirs attachés en chignon, une chaîne tombant sur ses abdominaux à peine cachés par un marinière blanche, baskets de luxe aux pieds, il portait sur lui le désinvolte charisme des héritiers sûrs de leur destin.
Enfin, Madia. Quinze ans presque révolus, miroir glorieux d’une beauté adolescente. Elle arborait les yeux rubis de son père, intenses et mystérieux, contrastant avec sa peau de porcelaine et ses longs cheveux caramel. Sa robe pastel, rehaussée de détails argentés, épousait ses formes délicates. Un léger parfum de thé fleuri l’accompagnait, subtil rappel de sa douceur raffinée.
La table était dressée comme un autel : vaisselle de porcelaine ancienne, couverts d’argent, nappes de lin brodé. On servit un potage clair de champignons sauvages, suivi de canard laqué au miel, de crevettes au gingembre, et d’un assortiment de mets venus de toutes les provinces. Les vins, rares et capiteux, éveillaient les palais autant que les esprits.
Dominia leva sa coupe.
— À notre réunion. Que la paix règne sous ce toit.
— Et qu’aucun retard n’ait à être justifié, ajouta Kirisame sans sourire, balayant la tablée de ses yeux rouges.
Silhouette prit la parole, évoquant ses progrès en arts martiaux, sa dernière compétition de basket, et les études, qu’il menait avec discipline.
— Le professeur Lin dit que j’ai l’esprit d’un stratège, fit-il, amusé.
— Tant que tu ne deviens pas un bouffon de vestiaire, ça me va, répondit son père.
Madia, à son tour, partagea ses entraînements de kendo, ses lectures, et une mésaventure lors d’une démonstration ratée à l’école.
— J’ai glissé sur mon propre hakama… humiliant.
— L’humilité précède la grandeur, dit doucement Dominia.
Puis, comme si elle hésitait, Madia posa son verre.
— Maman… Papa… Pour mon anniversaire… j’aimerais quelque chose de différent.
Les regards se tournèrent vers elle.
— J’en ai marre des bals guindés ici. Cette fois, je veux partir. Loin. En Amérique. Dans une villa immense, moderne, pleine de lumière. Je veux fêter mes Seize ans comme une star, pas comme une relique.
Un silence tendu suivit. Puis Kirisame inspira profondément.
— Tu es exigeante.
— Elle a l’âge de rêver, murmura Dominia. Et les moyens de réaliser ses rêves.
— Très bien, trancha-t-il. Mais que ce soit à la hauteur de notre nom.
La salle retrouva ses conversations, et dans l’ombre des rideaux tirés, les domestiques échangèrent des regards excités. Mais aucun n’osa suggérer, ni demander, ni commenter.
Et pendant que les maîtres festoyaient dans les dorures et les éclats de cristal, dans un recoin ignoré de la propriété, une autre scène se jouait. Sous les branches noueuses d’un vieux prunier, là où les servantes ne passaient plus depuis des années, une silhouette frêle était assise, les bras enroulés autour de ses genoux.
Nix-wing.
Même apparence que Madia, sa sœur jumelle. Mais ses yeux, eux, étaient d’un bleu saphir, profonds et purs comme des lacs intérieurs. Elle portait une robe sans manches, effilochée aux ourlets, des sandales usées jusqu’au tissu, et ses longs cheveux noirs retombaient en deux nattes négligées sur ses épaules maigres.
Personne ne parlait d’elle. Personne ne lui parlait. Dans cette famille, elle n’existait que comme une rature trop visible sur un parchemin trop précieux.
Son regard balayait l’arrière-cour : murs écaillés, herbes folles, morceaux de meubles oubliés. Elle semblait attendre une réponse que personne n’allait lui donner. Un mot. Un geste. Une main tendue.
Mais le silence était son seul interlocuteur.
Assise là, elle contemplait la lune, son unique confidente. Elle n’était ni haineuse, ni vengeresse. Juste lasse. Curieuse de comprendre ce qu’elle avait fait pour mériter une telle solitude. Envieuse, peut-être, d’un bonheur qu’on lui refusait.
Pourquoi suis-je née ici, si ce n’est pour y vivre ?
Ses larmes ne coulaient pas. Mais elles étaient là, derrière ses pupilles, invisibles comme l’espoir qu’elle conservait malgré tout.
Une princesse sans couronne, façonnée non par les honneurs, mais par l’ombre du mépris.
Et tandis que la villa s’éteignait peu à peu, pleine des rires de ceux qu’on choisit d’aimer, la maison dormait, et l’arrière-cour, elle, pleurait en Silence
chapitre 1 fin
La nuit s'était effilochée dans le silence ou les éclats, selon les âmes. Joyeuse pour certains, amère pour d'autres, elle avait terminé son règne comme toute chose : entre rires, silences lourds, regards fuyants et larmes invisibles. Une nouvelle journée s’éveillait, éclatante, rayonnante. Le grand jour. Celui des seize des jumelles .
La nuit avait laissé place à une aube claire, comme une promesse ironique que seul le ciel savait mentir. À l’autre bout du monde, pendant que Nix-wing osait à peine rêver d’un minuscule changement, son cœur en charpie, noyé dans quinze années de pluie intérieure, la villa Ouamba, sur les côtes américaines, s’illuminait d’un éclat presque irréel.
Un palais de lumière. La résidence, vaste comme un temple moderne, se dressait fièrement face à l’océan, ses vitres immenses reflétant les premiers rayons du soleil comme un diadème d’ambre et d’or. Chaque détail semblait avoir été poli par des mains de fées : des colonnes marbrées de blanc lunaire, un escalier en colimaçon suspendu dans les airs comme une œuvre d’art céleste, des lustres de cristal de Bohême dansant avec le vent conditionné. Le sol brillait de mille feux sous les pas des invités, un carrelage italien couleur ivoire, ponctué de lignes dorées, comme si la villa elle-même chantait la richesse de ses maîtres.
La fête battait son plein. Des valets en costume trois pièces, gantés de blanc, évoluaient comme des ombres parfaites entre les convives. Les invités triés sur le volet, issus de la noblesse économique et politique, s’étendaient là, tels des paons, parés de tenues haute couture. Robes fourreau brodées à la main, vestes sur-mesure en cachemire rare, montres en platine, bijoux millénaires rachetés à des familles royales disparues.
La musique… Un orchestre privé, dirigé par un chef japonais renommé, jouait des morceaux classiques réarrangés au piano, au violon et au guzheng. La musique flottait, caressait les murs, réveillait les souvenirs et flattait les ambitions. Elle hypnotisait autant qu’elle dissimulait les soupirs étouffés et les calculs silencieux.
Et la nourriture, véritable opéra gastronomique. Une fontaine de chocolat blanc trônait dans un coin, non loin d’un bar à sushis dirigé par un chef étoilé venu spécialement de Kyoto. À côté, un plateau d’huîtres de Belon trônait sur un lit de glace taillée, accompagné de citron noir et de vinaigre balsamique centenaire. Des serveurs proposaient des mini-kebabs syriens au foie gras, des bouchées de thon bleu en croûte de sésame doré, des cuillères d’escargots au beurre d’ail truffé. Caviar iranien, wagyu fondant, pains traditionnels d’Afrique de l’Ouest revisités en version gastronomique, et une pyramide de macarons Ladurée garnie de fruits exotiques. Les vins, eux, étaient de véritables légendes : un Château Margaux 1990, un Barolo de collection, du whisky japonais millésimé, et des cocktails au champagne rosé servis dans des verres ciselés d’or fin.
Mais derrière l’opulence, les masques. La pièce était baignée d’un éclat chaleureux, mais l’atmosphère était tendue, presque vénéneuse. Sous les sourires figés, se cachait une guerre froide d’ambitions. Les mots étaient doux, les regards acérés. Ici, chaque poignée de main était une arme déguisée, chaque compliment un test de loyauté ou une tentative de manipulation. Certains convives, jaloux de la grandeur des Ouamba, grimaçaient intérieurement, mais tous gardaient le masque – car dans ce monde, la noblesse n’est qu’un théâtre, et la trahison une danse mondaine.
Et soudain… le couple impérial fit son entrée.
Kirisame Ouamba. Vêtu d’un costume bleu nuit tirant sur le noir, cintré à la perfection, assorti d’une chemise blanche immaculée et d’une cravate soie noire, il irradiait la maîtrise froide d’un empereur d’affaires. Ses chaussures vernies reflétaient les spots de la salle comme des miroirs de pouvoir. À son poignet, une montre suisse unique en platine noir, cadeau d’un prince du Golfe. Ses yeux rouges sang, brillants de lucidité et de calcul, scrutaient la salle sans ciller, imposant silence et respect. Il ne souriait pas. Il commandait.
Dominia, quant à elle, était une vision céleste de puissance féminine. Un tailleur blanc nacré, dont les reflets bleutés évoquaient les neiges éternelles, moulait sa silhouette élancée. Sa chemise ouverte laissait entrevoir un collier de diamants roses, sertis en cascade sur sa poitrine ivoire. Ses yeux azur, calmes et pénétrants, semblaient lire les âmes. Ses cheveux couleur caramel-miel, attachés en une queue basse à l’aide d’une barrette de nacre, dégageaient un port de reine. À ses oreilles pendaient deux diamants en forme de cœur, pur comme l’eau des glaciers. Elle souriait, mais ce sourire n’était pas un ornement, c’était une arme — douce, élégante, implacable.
Ils marchaient ensemble, tel un couple impérial descendant les marches d’un trône invisible. Le monde s’inclinait sous leurs pas, et l’air lui-même semblait s’agenouiller.
ans de Madia Ouamba.
En Amérique, la villa de bord de mer ressemblait à un théâtre d’opéra où chaque décorateur, chaque artisan, chaque cuisinier semblait jouer sa plus belle partition. Dès l’aube, une armée de majordomes et de servantes hautement qualifiés s’activait avec une grâce chorégraphiée, orchestrant le ballet de la perfection. Nappes en soie ivoire, vaisselle en porcelaine fine d’Italie, compositions florales aux parfums de roses éternelles et d’orchidées rares... Le banquet s’annonçait princier. Tout devait être parfait pour la star du jour : Madia, le rubis de la famille Ouamba.
Dans un prestigieux salon de beauté de Manhattan, la jeune héritière se faisait transformer en fée moderne. Bain de lait et de fleurs, massage aux huiles précieuses, maquillage par une légende qui n'œuvrait que pour des têtes couronnées, coiffure réalisée par des mains d’or. Mais Madia n'avait besoin de rien de tout cela pour briller : sa beauté naturelle suffisait à éclipser les projecteurs. Pourtant, elle riait avec enthousiasme, savourant chaque instant.
Pendant ce temps, au pays, dans la résidence principale, Kirisame et Dominia s’apprêtaient à quitter le continent. Tous deux vêtus avec la majesté d’un couple impérial : Dominia, divine, les cheveux couleur miel caramel tombant en cascade sur ses épaules, vêtue d’un ensemble blanc perlé aux broderies dorées, les yeux azur brillants comme un ciel d’azur après la pluie ; Kirisame, imposant, sanglé dans un costume noir taillé sur mesure, ses yeux rouges étincelant sous les verres fumés de ses lunettes de luxe. Ils montèrent dans leur jet privé, direction les États-Unis, laissant derrière eux leur demeure comme un château déserté.
Des heures plus tard, le calme régna à la villa. Un silence paisible mais froid s’installa.
Dans l’aile des domestiques, loin du faste et de l’effervescence, Nix-wing était assise, les bras autour des genoux, observant les enfants des serviteurs jouer à la balle sous un figuier. Leurs cris joyeux emplissaient l’air d’un parfum d’innocence. Elle souriait doucement, le cœur serré. Peut-être les enviait-elle, ces enfants libres et aimés.
Soudain, une voix timide l’arracha à ses pensées.
— Bonjour, mademoiselle.
Elle tourna lentement la tête. Une servante, qu’elle n’avait jamais vue lui adresser la parole, se tenait devant elle. Nix-wing resta figée, les yeux écarquillés. On l’avait appelée mademoiselle. Elle, qu’on surnommait le fantôme, elle qu’on ignorait, elle à qui l’on ne parlait jamais autrement qu’en murmures ou en ordres. Le cœur battant, elle répondit, d’une voix douce mais incertaine :
— Bon… bonjour.
— Merci, mademoiselle. J’ai été chargée de vous remettre ceci.
La servante tendit une boîte soigneusement emballée dans du papier argenté, ornée d’un ruban rouge cramoisi. L’emballage, à lui seul, valait plus que tout ce que Nix-wing possédait dans sa misérable chambre.
— De qui vient ce paquet ? demanda-t-elle, méfiante. Et pourquoi me le donne-t-on ?
— Je ne sais pas, répondit Xia. On m’a juste dit de vous le livrer de la part de mon maître…
Un silence.
— ... maître Silhouette.
Le cœur de Nix-wing se serra. Silhouette ? Son frère ? Celui qui ne lui avait jamais adressé un regard ni un mot tendre ? Pourquoi aujourd’hui ? Pourquoi maintenant ?
Elle voulut refuser. Elle hésita. Méfiante. Troublée. Et pourtant... quelque chose en elle — un souffle d’espoir, peut-être — la poussa à tendre la main.
— Très bien, dit-elle simplement. Donne-le-moi.
— Avec plaisir, mademoiselle, répondit Xia, radieuse.
La jeune fille regarda la servante s’éloigner, puis disparaitre. Elle tenait la boîte contre elle comme un trésor volé. Lentement, elle retourna dans sa minuscule chambre de bois aux murs ternis, emplie de bruits lointains et d’humidité. Le mobilier y était rare, tout juste une table branlante et un vieux futon qui lui servait de lit.
Elle ouvrit le paquet avec précaution. Et ce qu’elle y découvrit la laissa sans voix.
Une boîte à bijoux en bois précieux incrustée de nacre. À l’intérieur, des colliers étincelants, des bagues aux pierres anciennes, des bracelets d’un raffinement exquis. Certains semblaient modernes, d’autres avaient l’aura des objets transmis à travers les générations. Un second coffret contenait une gamme de maquillage luxueuse, complète, digne d’une actrice de cinéma.
Les yeux de Nix-wing s’embuèrent.
Elle, qui n’avait jamais reçu le moindre présent. Elle, qu’on avait privée de tout, de l’amour, du respect, du confort… Et voilà que ses doigts effleuraient des trésors.
Un sourire naquit sur son visage. Un vrai sourire. Fragile mais sincère, pur comme l’aube. Pour la première fois depuis quinze ans, son cœur ressentit autre chose que la douleur.
Peut-être… peut-être que tout allait changer.
La nuit avait laissé place à une aube claire, comme une promesse ironique que seul le ciel savait mentir. À l’autre bout du monde, pendant que Nix-wing osait à peine rêver d’un minuscule changement, son cœur en charpie, noyé dans quinze années de pluie intérieure, la villa Ouamba, sur les côtes américaines, s’illuminait d’un éclat presque irréel.
Un palais de lumière. La résidence, vaste comme un temple moderne, se dressait fièrement face à l’océan, ses vitres immenses reflétant les premiers rayons du soleil comme un diadème d’ambre et d’or. Chaque détail semblait avoir été poli par des mains de fées : des colonnes marbrées de blanc lunaire, un escalier en colimaçon suspendu dans les airs comme une œuvre d’art céleste, des lustres de cristal de Bohême dansant avec le vent conditionné. Le sol brillait de mille feux sous les pas des invités, un carrelage italien couleur ivoire, ponctué de lignes dorées, comme si la villa elle-même chantait la richesse de ses maîtres.
La fête battait son plein. Des valets en costume trois pièces, gantés de blanc, évoluaient comme des ombres parfaites entre les convives. Les invités triés sur le volet, issus de la noblesse économique et politique, s’étendaient là, tels des paons, parés de tenues haute couture. Robes fourreau brodées à la main, vestes sur-mesure en cachemire rare, montres en platine, bijoux millénaires rachetés à des familles royales disparues.
La musique… Un orchestre privé, dirigé par un chef japonais renommé, jouait des morceaux classiques réarrangés au piano, au violon et au guzheng. La musique flottait, caressait les murs, réveillait les souvenirs et flattait les ambitions. Elle hypnotisait autant qu’elle dissimulait les soupirs étouffés et les calculs silencieux.
Et la nourriture, véritable opéra gastronomique. Une fontaine de chocolat blanc trônait dans un coin, non loin d’un bar à sushis dirigé par un chef étoilé venu spécialement de Kyoto. À côté, un plateau d’huîtres de Belon trônait sur un lit de glace taillée, accompagné de citron noir et de vinaigre balsamique centenaire. Des serveurs proposaient des mini-kebabs syriens au foie gras, des bouchées de thon bleu en croûte de sésame doré, des cuillères d’escargots au beurre d’ail truffé. Caviar iranien, wagyu fondant, pains traditionnels d’Afrique de l’Ouest revisités en version gastronomique, et une pyramide de macarons Ladurée garnie de fruits exotiques. Les vins, eux, étaient de véritables légendes : un Château Margaux 1990, un Barolo de collection, du whisky japonais millésimé, et des cocktails au champagne rosé servis dans des verres ciselés d’or fin.
La pièce était baignée d’un éclat chaleureux, mais l’atmosphère était tendue, presque vénéneuse. Sous les sourires figés, se cachait une guerre froide d’ambitions. Les mots étaient doux, les regards acérés. Ici, chaque poignée de main était une arme déguisée, chaque compliment un test de loyauté ou une tentative de manipulation. Certains convives, jaloux de la grandeur des Ouamba, grimaçaient intérieurement, mais tous gardaient le masque – car dans ce monde, la noblesse n’est qu’un théâtre, et la trahison une danse mondaine.
Et soudain… le couple impérial fit son entrée.
Kirisame Ouamba. Vêtu d’un costume bleu nuit tirant sur le noir, cintré à la perfection, assorti d’une chemise blanche immaculée et d’une cravate soie noire, il irradiait la maîtrise froide d’un empereur d’affaires. Ses chaussures vernies reflétaient les spots de la salle comme des miroirs de pouvoir. À son poignet, une montre suisse unique en platine noir, cadeau d’un prince du Golfe. Ses yeux rouges sang, brillants de lucidité et de calcul, scrutaient la salle sans ciller, imposant silence et respect. Il ne souriait pas. Il commandait.
Dominia, quant à elle, était une vision céleste de puissance féminine. Un tailleur blanc nacré, dont les reflets bleutés évoquaient les neiges éternelles, moulait sa silhouette élancée. Sa chemise ouverte laissait entrevoir un collier de diamants roses, sertis en cascade sur sa poitrine ivoire. Ses yeux azur, calmes et pénétrants, semblaient lire les âmes. Ses cheveux couleur caramel-miel, attachés en une queue basse à l’aide d’une barrette de nacre, dégageaient un port de reine. À ses oreilles pendaient deux diamants en forme de cœur, pur comme l’eau des glaciers. Elle souriait, mais ce sourire n’était pas un ornement, c’était une arme — douce, élégante, implacable.
Ils marchaient ensemble, tel un couple impérial descendant les marches d’un trône invisible. Le monde s’inclinait sous leurs pas, et l’air lui-même semblait s’agenouiller.
Quelques minutes après l’entrée de kirisame et Dominia.
Les lourdes portes de verre sculpté s’ouvrirent avec majesté, et le silence se fit.
— Les voilà… souffla une jeune fille à sa voisine, les yeux ronds d’admiration.
— Madia et Silhouette… comme dans un drama chinois. Incroyable.
Au sommet de l’escalier central, Madia apparut, drapée dans une robe rouge carmin, telle une incarnation de la légende. À son bras, Silhouette, éclatant de prestance dans son smoking noir. Leur descente fut lente, presque cérémonielle.
— Si c’était une série, ce serait l’épisode final, murmura un adolescent à son ami.
— Final ? C’est à peine le début de leur règne.
Dans la foule, les convives s’écartaient, comme si la lumière elle-même les poussait à faire place. Les téléphones se levaient discrètement, capturant la scène avec une ferveur quasi religieuse.
Près du buffet, Dominia, rayonnante dans une robe bleu nuit, s’inclina vers Kirisame :
— Elle est divine. Tu vois ce port de tête ? Elle m’a tout pris.
— Elle t’a pris ta grâce… et mon arrogance, rétorqua Kirisame avec un clin d’œil.
— Ne sois pas jaloux, chuchota-t-elle en lui caressant la main. Ton fils est là pour équilibrer l’excès de charme.
— Tu veux dire… pour casser les cœurs en série ? Il a ton regard quand il veut séduire.
Dominia éclata d’un rire discret.
— Je pense qu’on vient de créer deux petits monstres… élégants, mais dangereux.
Au bas des marches, Madia et Silhouette furent aussitôt encerclés.
— Madia ! Bon anniversaire, tu es magnifique, glapit une jeune influenceuse, faussement spontanée.
— Merci, répondit Madia avec un sourire étudié, tout en glissant un regard complice à Silhouette.
— Frérot, tu me sauves si ça dégénère, chuchota-t-elle sans bouger les lèvres.
— Si tu tombes, je tombe avec toi. C’est notre pacte, non ? souffla Silhouette en retour.
— T’as vu leurs têtes ? Ils nous dévorent du regard. On dirait qu’ils veulent nous épouser à tour de rôle.
— Ne t’inquiète pas. Je suis ton garde du corps… et ton arme secrète.
Ils se frayèrent un chemin, s’arrêtant ici pour une bise, là pour un selfie. Mais leurs vrais sourires étaient rares, réservés à ceux qui savaient encore les voir.
Un garçon timide s’approcha de Silhouette :
— Heu… excuse-moi, est-ce que je peux avoir une photo avec toi ? T’es mon modèle, mec. Genre… total.
Silhouette sourit, bienveillant.
— Bien sûr. Mais seulement si tu promets de ne pas me battre au basket, un jour.
— Promis ! s’écria le garçon, fou de joie.
Sur l’estrade, Leliyakeih s’avança, tenant un petit carnet. Le micro s’ajusta automatiquement à sa hauteur. Elle déplia les pages, inspira doucement, et lança :
— J’ai écrit ce texte avec le cœur… pour celle qui m’a appris que la loyauté n’a pas besoin de mots, seulement de présence.
Un silence respectueux s’installa.
— À Madia, étoile intrépide…
Tu danses sur les fils tendus de l’exigence, Tu ris face au vide, tu défies les silences. Ton ombre est grande, mais ton cœur l’est plus, Et ceux qui te haïssent n’ont pas vu ta lumière nue…
La voix de Leliyakeih tremblait légèrement sur les derniers vers. Elle ferma doucement le carnet, leva les yeux, et dit simplement :
— Joyeux anniversaire, ma sœur d’âme.
Madia, émue, s’approcha en silence. Ses yeux brillaient. Elle la serra contre elle sans un mot.
— Je vais pleurer, souffla quelqu’un derrière.
— Moi c’est déjà fait, répondit une autre en se tamponnant les yeux.
Silhouette rejoignit les deux jeunes filles.
— Ce poème… il était pour elle, mais je l’ai reçu aussi. Merci, Leliyakeih.
— Tu ne dis jamais ça sans le penser, n’est-ce pas ? dit-elle en souriant.
— Jamais. D’ailleurs… tu nous écriras celui de nos funérailles ? proposa-t-il, faussement dramatique.
— Vous serez trop beaux pour mourir, répondit-elle, la voix tremblante.
Le rire léger qui suivit fit retomber la tension. Les lumières s’adoucirent, la musique reprit, et la fête continua — mais quelque chose, dans l’air, avait changé.
Un moment de vérité venait d’être semé dans un jardin d’apparences.
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