La pluie tombait lentement sur les vastes fenêtres de la demeure Valemont, telle une plainte étouffée du ciel lui-même. Le vieux manoir, aux pierres usées par le temps et les affrontements anciens, semblait pleurer une histoire oubliée, un passé trop lourd à porter. Dans ce sanctuaire froid et austère, Scarlett Valemont marchait en silence dans le long couloir menant à la salle à manger. Ses pas nus sur le marbre glacial résonnaient, solitaires. Comme elle.
Elle était une Valemont… en théorie. En pratique, elle n'était qu'une tache indélébile sur le nom d'une lignée sacrée de chasseurs de vampires. Une aberration. Une erreur.
Une dhampire.
Née de l’union entre une vampire et un chasseur de sang, Scarlett n’avait jamais eu le droit à la paix. Sa naissance, fruit d’un amour interdit et passionné entre un humain et une créature de la nuit, avait détruit l’honneur de la famille. Son père, Caleb Valemont, avait aimé une vampire. Une ennemie. Il avait eu une fille avec elle… et ensuite, il l’avait abandonnée. Abandonnée dans un monde où personne ne voulait d’elle.
Il n’avait jamais levé la main sur elle, non. Ce n’était pas un homme violent. Mais son silence, son absence de regard, sa voix qui s'éteignait dès qu’elle entrait dans une pièce, valaient mille coups. À ses yeux, Scarlett n’existait pas. Elle n’était qu’un fantôme.
La seule chaleur dans cette maison glaciale était celle d’Alicia. L’aînée parfaite. Belle, gracieuse, forte. Une chasseuse née, avec les gènes purs et nobles des Valemont. Pourtant, elle n’avait jamais traité Scarlett comme un monstre. Alicia lui caressait les cheveux quand elle pleurait en silence, lui tenait la main pendant les cérémonies où elle devait rester en retrait, et lui glissait des douceurs dans sa chambre quand la belle-mère décidait de la punir sans dîner.
Mais ce soir-là, comme tous les soirs, Scarlett allait s’asseoir à cette table longue, couverte d’un repas auquel elle ne touchait presque jamais. Elle entra dans la salle, et tout sembla s’arrêter.
Caleb lisait le journal, sans lever les yeux. La belle-mère, Evangeline, une femme froide au sourire venimeux, fit un léger froncement de nez comme si une odeur désagréable venait d'entrer. Assise à la droite du père, Alicia lui adressa un doux sourire, l'invitant silencieusement à venir s’asseoir à ses côtés. Et à gauche, Elijah, le petit frère au regard distant mais toujours vigilant, lui fit un simple signe de tête.
Scarlett s'assit en silence. La nappe de dentelle blanche contrastait violemment avec la noirceur de son cœur.
— Tu es en retard, lâcha Evangeline, sans détourner les yeux de son verre de vin rouge. Quelle surprise…
Scarlett ne répondit pas. Elle n’en avait plus la force. Combien de fois avait-elle entendu cette même remarque ? Combien de soupirs, de moqueries à peine voilées, de regards qui la traversaient comme si elle n'était qu'une ombre dans leur monde parfait ?
— Elle n'est pas en retard, répliqua Alicia calmement, en croisant les bras. Le dîner vient à peine de commencer.
— Tu la défends encore, Alicia ? souffla Evangeline avec un sourire faussement doux. Il serait peut-être temps de la laisser apprendre à se comporter comme une vraie Valemont.
Scarlett serra les poings sur ses genoux. Une vraie Valemont ? Elle ne le serait jamais. Même si elle combattait un millier de vampires. Même si elle sauvait le monde. Elle restait la fille de l’ennemie.
— Elle n’a rien fait, intervint Elijah d’un ton plat, sans même lever les yeux de son assiette. Laissez-la tranquille.
Il ne parlait jamais pour la défendre avec passion. Mais ses paroles avaient l’effet d’un bouclier. Un bouclier froid, distant, mais suffisant pour calmer temporairement les vipères.
Scarlett baissa les yeux vers son assiette. Une viande saignante qu'elle ne pourrait jamais manger. Trop crue pour un humain, pas assez pour une vampire. Comme elle. Toujours entre deux mondes. Jamais assez pour appartenir à l’un ou à l’autre.
Le silence revint, lourd, oppressant. Elle sentit le regard de son père glisser un instant sur elle… puis s’effacer à nouveau. Comme toujours.
Ce soir-là, pourtant, quelque chose en elle changea.
C’était subtil. Un battement de cœur de travers. Une chaleur dans sa poitrine, comme une braise qu'on croyait éteinte, mais qui avait résisté à la pluie et au vent. Scarlett releva les yeux, observa ce tableau familial figé où elle n’avait jamais eu sa place. Et elle comprit. Ce n’était pas elle qui était le problème.
C’était eux.
Ils l’avaient méprisée, ignorée, rabaissée. Mais ils n’avaient jamais tenté de la connaître. Ils ne voyaient pas la force qu’elle développait chaque jour pour ne pas s’effondrer. Ils ne voyaient pas les cris qu’elle retenait, les larmes qu’elle avalait, les cauchemars qu’elle combattait.
Scarlett Valemont n’était peut-être pas une chasseuse comme Alicia, ni une enfant noble comme Elijah. Mais elle était une survivante.
Et un jour… ce monde se souviendrait d’elle. Non pas comme « la honte de la famille Valemont », mais comme la dhampire qui s’est relevée.
Le dîner continuait, mais le silence était si glacial qu’on aurait pu entendre une feuille tomber. Seuls les tintements discrets des couverts sur la porcelaine résonnaient, maladroitement masquant la tension qui régnait entre les murs de pierre.
Scarlett contemplait son assiette. Elle n’avait pas touché à la viande. Une fois de plus.
Puis, soudain, tout bascula.
Le bruit de verre brisé fendit l’air comme un cri. Une fenêtre explosa dans un vacarme sinistre, projetant des éclats sur le sol. Le vent s’engouffra violemment dans la salle à manger, balayant les chandelles, faisant frissonner les flammes. Les rideaux se soulevèrent comme les voiles d’un navire fantôme.
Des ombres bondirent dans la pièce.
Vampires.
Ils étaient nombreux. Trop nombreux. Leurs yeux rougeoyants et leurs crocs dégoulinants de rage ne laissaient aucun doute : ils étaient venus pour tuer.
Caleb fut le premier à réagir. D’un geste rapide, il retourna la table dans un fracas de vaisselle et de bois, puis sortit de sa veste une arme ancienne mais redoutable, sculptée d’inscriptions runiques.
— Alicia, Elijah, Evangeline ! Prenez ça ! cria-t-il en lançant à chacun une arme enchantée.
Scarlett, elle, ne reçut rien.
Le combat éclata. Les vampires fondaient sur eux comme des fauves affamés. Le manoir était devenu une arène sanglante.
Caleb se battait avec précision, froid et implacable. Chaque balle qu’il tirait fauchait un vampire. Alicia, rapide comme l’éclair, tournoyait avec son épée bénite, ses gestes aussi gracieux que mortels. Elijah, bien qu’encore jeune, faisait preuve de courage et tenait sa position. Evangeline, hargneuse et déchaînée, tranchait les gorges avec une rage féroce.
Mais les vampires ne cessaient d’arriver. Un, deux, cinq, dix…
Le sang éclaboussait les murs.
Un cri déchira l’air. Scarlett tourna brusquement la tête.
— Elijah !
Il s’était fait transpercer le cœur par un vampire qui lui avait arraché son arme. Il s’écroula sans un mot, les yeux grands ouverts. Mort.
Scarlett sentit son cœur se briser un peu plus.
— NOOON ! hurla Evangeline.
Elle fonça sur l’assassin de son fils et, dans un excès de rage incontrôlée, éventra plusieurs vampires à mains nues, utilisant ses dernières forces dans une furie destructrice.
Mais elle aussi tomba. Transpercée par derrière. Sa bouche s’ouvrit en un râle sans vie.
Scarlett recula, tremblante, les mains sur la bouche. La pièce était un chaos rouge et noir.
— Reste derrière moi ! cria Alicia en protégeant Scarlett d’un vampire qui tentait de l’atteindre.
Puis, une silhouette s’avança parmi les flammes et les cadavres. Une aura glaciale l’accompagnait. Sa peau était pâle comme la mort, ses yeux noirs comme l’abîme. Son sourire n’était que mépris.
— Assez joué, dit-il d’une voix grave. Ce n’est pas un simple massacre. C’est une vengeance.
Caleb, encore en vie, pointa son arme sur lui.
— Qui es-tu ?
Le vampire sourit.
— Tu ne me reconnais pas ? Qu’importe. Ce que tu as fait est inoubliable. Vous avez tué notre Reine.
Un silence assourdissant.
— Quelle Reine ?! grogna Caleb, essoufflé.
Le vampire tourna son regard vers Scarlett. Et son sourire s’élargit.
— Sa mère.
Scarlett sentit tout son corps se glacer.
— Qu... quoi ?... murmura-t-elle, vacillante. Ma mère… était la Reine des Vampires ?
Elle se tourna vers son père, cherchant un démenti. Mais il restait figé, les mâchoires serrées.
— Dis-moi que c’est faux… Dis-le ! hurla-t-elle.
Caleb, pour la première fois depuis des années, lui parla.
— Je… J’ai aimé ta mère. Mais j’ai commis une erreur. Elle était puissante… trop puissante. Elle devait mourir.
Scarlett sentit un vide s’ouvrir en elle. Rien n’était vrai. Sa vie, sa douleur, son rejet… Tout trouvait racine dans cette trahison.
Elle se leva lentement, prit l’arme de la main d’Alicia, et la pointa vers le vampire. Tremblante, mais déterminée.
— C’est toi qui m’as volé ma vie… C’est vous tous !
Elle tira.
Le vampire esquiva d’un simple mouvement fluide.
Et d’un geste rapide, il enfonça ses griffes dans la poitrine de Caleb.
Scarlett n’eut aucune réaction. Pas de cri. Pas de larmes.
Son père tomba. Mort.
Il ne restait plus que Scarlett et Alicia.
— Tout cela n’aurait jamais eu lieu… si vous n’aviez pas tué la Reine, déclara le vampire d’un ton sombre. Et toi, Scarlett… tu es sa dernière descendante.
Il s’approcha lentement.
— Alors je vais te faire un cadeau. Je vais t’épargner. Un jour, quand les vampires régneront sur ce monde, je veux que tu sois là pour le voir. Je veux que tu choisisses ton camp.
Alicia, haletante, tira un poignard caché sous sa jupe.
Elle bondit vers lui.
Le vampire la vit venir.
Un seul geste. Rapide. Net.
Alicia s’effondra.
— ALICIA !!! hurla Scarlett en courant vers elle.
Le vampire recula lentement, satisfait.
— Je t’attendrai, dhampire. Fille de la Reine.
Et il disparut dans la nuit.
Scarlett se précipita au chevet de sa sœur. Le sang coulait en flots sombres, la vie s’échappait peu à peu de son regard.
— Non non non… tiens bon ! Alicia ! S’il te plaît !
Alicia posa une main tremblante sur la joue de Scarlett. Un sourire faible sur les lèvres.
— Ne... te venge pas... Scarlett… Ne te perds pas… comme eux… Vis… heureuse…
Et elle s’éteignit.
Scarlett resta là. Figée. Agenouillée dans un océan de sang. Ses mains couvertes de rouge. Son cœur en morceaux.
Cette nuit-là, elle hurla.
Hurla jusqu’à ne plus avoir de voix. Hurla jusqu’à briser l’écho du silence.
Et au milieu de ce carnage, Scarlett Valemont jura. Pas une vengeance contre les vampires. Non. Elle jura de se venger de ce monde.
Celui qui l’avait faite naître pour souffrir.
Les flammes avaient tout dévoré.
Le manoir Valemont ne fut plus qu’un souvenir calciné, une ruine oubliée perdue dans les bois. Les journaux avaient parlé d’un incendie d’origine inconnue, mais personne n’avait cherché plus loin. Qui s'intéressait encore à une famille éteinte ?
Scarlett, elle, avait survécu.
Non pas par chance.
Par volonté.
Une volonté pure, glaciale, tranchante.
Elle enterra Alicia de ses propres mains, loin de tout, sous un vieux chêne près du lac, là où elles allaient enfant pour fuir le monde. Elle grava une simple phrase sur une pierre :
« Vis heureuse ».
Mais Scarlett n’avait pas su le faire.
Pas après avoir tout perdu.
Les années avaient passé, silencieuses et implacables. Scarlett les avait traversées comme un fantôme de la nuit, le regard vide et les mains tachées du sang des siens.
Les vampires de bas rang avaient payé. Un à un, elle les avait traqués, anéantis sans une once d’hésitation. Ils n’étaient que les pions d’un jeu bien plus cruel, mais elle ne leur avait laissé aucune échappatoire. Ses balles d’argent avaient sifflé dans les ténèbres, ses lames avaient dansé dans le sang, et sa colère n’avait jamais faibli.
Avec le temps, elle était devenue une autre.
Froide. Méfiante. Solitaire.
Elle ne faisait plus confiance à personne, et personne ne cherchait à lui tendre la main. Son nom avait fini par résonner dans les ombres : la dhampire au regard noir, l’enfant de la trahison, la Reine Sans Couronne.
Ses cheveux, d’un noir profond, coulaient le long de son dos comme une rivière d’encre. Son regard, autrefois plein de doute et de douleur, était désormais aussi tranchant que l’acier. Seule sa souffrance restait intacte, enfouie quelque part, là où personne ne pouvait plus l’atteindre.
Mais la soif de vengeance ne s’éteignait jamais.
Et un jour, les murmures revinrent à ses oreilles : des vampires de haut rang se terraient dans une grande ville humaine, cachés sous les néons et les tours de verre. Ils préparaient quelque chose. Une ascension. Un nouveau règne.
Scarlett ne posa aucune question. Elle partit aussitôt.
**
La ville brillait trop. Trop vivante. Trop bruyante. Scarlett la détestait déjà.
Elle passa inaperçue dans la foule. Manteau noir, visage fermé, regard froid. Elle marchait comme une prédatrice silencieuse.
Les humains autour d’elle n’avaient aucune idée de la guerre qui grondait sous leurs pieds.
Alors qu’elle s’apprêtait à entrer dans un petit café, un cri perça la nuit.
Un cri aigu, paniqué, déchirant.
Scarlett se retourna d’un seul mouvement.
Elle sentit tout de suite l’odeur du sang. Et celle de la peur.
Elle se rua dans une ruelle sombre, là où personne ne regardait jamais. À peine avait-elle tourné le coin qu’elle aperçut la scène : une jeune femme, plaquée contre le mur, se débattait sous le poids d’un vampire.
— Laisse-moi ! criait-elle.
Le vampire grognait, prêt à planter ses crocs dans sa gorge.
Scarlett n’hésita pas.
Un seul coup de feu.
Bang.
La balle en argent explosa le crâne du vampire. Son corps s’effondra aussitôt en cendres.
Scarlett s’approcha lentement, les sens toujours en alerte.
La fille tomba à genoux, haletante.
Elle avait l’air jeune. Vingt-trois ans, peut-être. De longs cheveux bruns, des yeux clairs, un visage marqué par la fatigue… mais pas la panique.
Scarlett la fixa, son arme toujours à la main.
— Tu n’as pas crié pour rien, j’espère.
La jeune femme releva lentement les yeux vers elle, et un sourire apparut sur ses lèvres.
— Je savais que tu viendrais.
Scarlett ne répondit pas. Ses doigts se resserrèrent sur la crosse de son pistolet.
— Qui es-tu ? demanda-t-elle d’une voix glaciale.
— Nora. Juste Nora.
Elle se releva calmement, sans la moindre peur. Scarlett remarqua l'étui de poignards à sa cuisse, le gilet tactique caché sous sa veste, et surtout… le symbole gravé sur sa ceinture : une croix d’argent inversée, le signe des Chasseurs Libres.
— Tu n’es pas une victime, conclut Scarlett.
— Non. Je suis une chasseuse de vampires.
Scarlett garda le silence, tendue.
— Et tu viens me trouver pourquoi ? Tu veux ma tête, comme les autres chasseurs ?
Nora secoua la tête.
— Au contraire. Je te cherche depuis longtemps.
Elle fit un pas en avant.
— Je sais ce que tu es. Une dhampire. Rejetée par les tiens. Trahie par ton sang. Condamnée à errer seule.
Scarlett ne répondit pas. Sa mâchoire se contracta.
— Tu cherches les vampires de haut rang, pas vrai ? reprit Nora. J’ai des noms. Des repaires. Des informations que tu ne peux pas trouver seule.
— Pourquoi m’aider ? demanda Scarlett, méfiante.
— Parce que je veux les tuer moi aussi. Ce ne sont pas des créatures de la nuit… ce sont des tyrans, des assassins, des parasites. Et je n’ai pas peur de mourir pour les faire tomber.
Scarlett la fixa longuement.
Quelque chose dans sa voix… dans son regard…
Elle ressemble à Alicia.
Ce n’était pas qu’une illusion. Il y avait cette même étincelle. Cette même force tranquille. Une bonté étouffée par le chaos, mais pas encore brisée.
Le cœur de Scarlett se serra, contre sa volonté.
Peut-être est-ce le destin…
— T’as du cran, Nora.
— J’ai la haine. Comme toi.
Scarlett rangea lentement son arme.
— Alors viens. Mais si tu me trahis… je te tue.
Nora esquissa un sourire sans joie.
— Ça me va.
Elles quittèrent la ruelle ensemble, deux âmes marquées, deux flammes noires prêtes à incendier un empire de sang.
Scarlett, la dhampire silencieuse.
Nora, la chasseuse affûtée.
Le monde allait bientôt trembler.
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