Jinrai Azuma n’avait jamais été du genre à laisser les émotions dicter ses choix. À trente ans, il avait tout ce qu’il pouvait désirer : un cabinet d’avocat prospère, une réputation sans faille et une vie bien ordonnée. Enfin, presque. Il avait une femme séduisante, mais instable, qui comblait les vides de son existence. Ce mariage, une façade plus qu’un véritable lien, n’était qu’un compromis qu’il avait accepté après la perte tragique de ses rêves d’amour. Mais aujourd’hui, tout allait de travers.

Il s’était toujours montré distant, incapable de croire à un avenir heureux avec une femme qui se jouait de lui. La trahison de sa femme n’était qu’une confirmation de sa propre certitude : l’amour n’était qu’une illusion. Pourtant, ce matin-là, il se retrouva dans un café de Manhattan, un endroit discret qu’il fréquentait rarement, pour une raison qu’il ne s’expliquait pas lui-même. C’était là qu’elle s’était installée, non loin de lui, sans qu’il s’en aperçoive d’abord.

Evana West n’avait rien de ce à quoi il s’attendait. À dix-huit ans, elle était l’étudiante brillante, insouciante, la petite sœur de son amie Anna, et pourtant, à cet instant précis, elle lui semblait plus âgée que lui. Ses yeux étaient directs, pleins de feu, mais aussi d’une certaine douleur qu’il reconnut sans effort. Ils ne s’étaient pas vus depuis des années, mais il n’avait jamais oublié la petite Evana. Il se souvenait de son regard timide d’adolescente, de ses rires étouffés dans les coins sombres de la maison de ses parents, là où il vivait pendant ses études.

Elle l’observait, sans détours, comme si elle cherchait quelque chose. Jinrai, pourtant si habitué à contrôler chaque situation, sentit un frisson d’inconfort.

“Vous ne vous souvenez plus de moi, n’est-ce pas ?” demanda Evana, brisant le silence avec une voix calme mais tranchante.

Jinrai la scruta un instant, son regard perçant, avant de lâcher un soupir presque imperceptible. “Si, bien sûr. Evana, la sœur d’Anna.”

Elle haussait les épaules, un sourire amusé se dessinant sur ses lèvres. “C’est tout ce que vous avez à dire ? Après toutes ces années ?”

Il détourna brièvement les yeux, comme s’il cherchait un échappatoire. “Le passé n’a pas vraiment d’importance.”

Mais elle n’était pas du genre à lâcher prise. Elle l’avait toujours observé, dans l’ombre, et cette fois, elle ne comptait pas se laisser éclipser par ses silences ou son arrogance.

“Le passé peut être lourd à porter, mais parfois, il a des secrets qu’on ne peut plus ignorer.” Ses mots étaient un défi silencieux, l’annonce d’un combat qu’il ne souhaitait pas mener, mais qu’il savait inévitable.

Jinrai se leva brusquement, balayant la table du regard. Il ne pouvait pas la laisser entrer dans son monde, pas maintenant. Pas après tout ce qu’il avait traversé.

“Nous n’avons rien à nous dire,” dit-il froidement.

Evana le regarda s’éloigner, mais elle savait qu’il reviendrait. Le passé les avait rattrapés, et cette fois, il n’y aurait pas de fuite.

“Les secrets d’Evana n’ont pas fini de bouleverser l’équilibre de Jinrai… Et si, cette fois, il ne pouvait plus se cacher de la vérité ?”

Les jours qui suivirent leur rencontre au café furent marqués par un silence lourd. Jinrai avait essayé d’oublier Evana, de la repousser dans les recoins de sa mémoire où il rangeait tout ce qu’il ne voulait pas affronter. Mais chaque fois qu’il fermait les yeux, il revoyait ce regard intense qu’elle lui avait lancé, ces mots lourds de sous-entendus. Il savait que quelque chose avait changé, que cette rencontre n’était pas anecdotique.

Dans les couloirs de son cabinet, entouré de dossiers et d’appels professionnels, il se sentait plus agité que jamais. Les affaires étaient pourtant florissantes, et son équipe, d’une efficacité redoutable, ne laissait aucune place à l’erreur. Mais son esprit vagabondait constamment vers Evana, et chaque pensée qui la concernait le perturbait.

De son côté, Evana n’avait pas cherché à l’éviter. Bien au contraire, elle savait exactement où il se rendait le matin, le même café, à la même heure. Elle avait suivi ses habitudes, cherchant à comprendre cet homme complexe qui l’avait marquée à l’adolescence. Elle le connaissait assez pour savoir qu’il portait un masque, qu’il se dissimulait derrière une carapace de froideur. Mais il y avait aussi quelque chose de brisé en lui, quelque chose qu’elle voulait percer à jour.

Ce matin-là, elle s’installa à une table à l’intérieur du café, attendant que Jinrai fasse son entrée. Il ne tarda pas. Son allure imposante le précédait, son regard implacable scrutant la pièce comme s’il cherchait un problème à résoudre. Lorsqu’il la remarqua, il s’arrêta un instant, hésitant, avant de s’avancer vers elle.

“Vous êtes persévérante”, murmura-t-il, un sourire amer sur les lèvres.

“Il faut bien l’être quand on veut quelque chose”, répondit Evana sans détour, ses yeux brillant d’une détermination nouvelle. “Et je veux comprendre ce qui vous fait fuir.”

Jinrai posa sa tasse avec une lenteur délibérée, ses yeux scrutant le visage de la jeune femme. “Je vous l’ai dit, Evana. Le passé n’a aucune importance.”

“Mais le passé nous définit, Jinrai”, dit-elle, sa voix calme mais pleine de conviction. “Ce sont nos cicatrices qui forgent ce que nous sommes.”

“Vous parlez des vôtres ?” Il était à la fois curieux et légèrement irrité. “Qu’est-ce que vous en savez, vous, de ce que ça fait de vivre avec des blessures invisibles ?”

Elle se redressa, affrontant son regard. “Je suis bipolaire, Jinrai. C’est une bataille quotidienne. Mais je ne me cache pas derrière ça comme vous le faites.”

Le silence qui suivit fut lourd. Jinrai ressentit une étrange pression, comme si, pour la première fois depuis longtemps, quelqu’un avait réussi à le percer à jour. Et malgré lui, un peu de son masque se fissura. Evana n’avait pas peur de lui. Elle ne se contentait pas de l’admirer de loin comme les autres femmes. Elle était là, en face de lui, avec sa vulnérabilité et sa force.

“Vous êtes différente”, murmura-t-il, presque pour lui-même.

“Et vous, vous êtes fatigué de fuir”, répondit-elle, un léger sourire en coin.

Elle se leva lentement, son regard ne quittant pas le sien. “On se revoit bientôt, Jinrai. Il est temps d’affronter ce que vous essayez de fuir.”

Alors qu’elle s’éloignait, Jinrai se retrouva seul, envahi par un tourbillon de pensées contradictoires. Il ne voulait pas la laisser entrer dans sa vie. Mais plus il tentait de l’éloigner, plus il sentait une force irrésistible l’attirer vers elle.

Jinrai Azuma était un homme de décision, un homme qui savait ce qu’il voulait et comment l’obtenir. À trente ans, il dirigeait l’un des cabinets d’avocats les plus réputés de New York. Son nom était synonyme de succès, de stratégie implacable et de victoires en série. Mais derrière le masque de l’homme d’affaires accompli se cachait un homme épuisé, accablé par un stress constant.

Aujourd’hui, la pression était plus forte que jamais. Il se trouvait dans une salle d’audience de la Cour suprême, faisant face à l’un de ses plus grands défis professionnels. Le procès concernait une multinationale accusée de corruption et de manipulation de données. Jinrai avait été choisi comme défenseur principal, et toute l’attention était portée sur lui.

À l’extérieur de la salle, le tumulte des médias était assourdissant. Il savait que chaque geste, chaque mot qu’il prononcerait serait scruté. Mais ce qui occupait son esprit plus que tout, ce n’était pas le procès en lui-même. Non, c’était le poids de sa vie personnelle, qui ne cessait de le ronger de l’intérieur.

Ses doigts tapotaient nerveusement sur le dossier, même s’il tentait de garder son calme. Le regard des autres avocats, les murmures, tout cela lui pesait. Mais il ne devait pas flancher, pas devant ses pairs, pas devant son équipe.

Le procès se poursuivit, et malgré son apparente maîtrise de la situation, son esprit vagabondait. Des bribes de la conversation qu’il avait eues avec Evana, son regard perçant et ses mots incisifs, refaisaient surface dans sa tête. Elle avait raison sur une chose : il fuyait. Mais pas cette fois. Le doute s’insinuait.

Lors de la pause déjeuner, Jinrai s’éclipsa dans son bureau. C’était l’un des rares endroits où il se sentait à l’abri, mais aujourd’hui, il n’y trouvait aucun réconfort. Il s’assit lourdement dans son fauteuil, prenant un moment pour souffler, tentant de repousser le stress de la journée. Pourtant, à peine quelques minutes plus tard, la porte de son bureau s’ouvrit brusquement.

Sa femme, Ayumi, entra sans frapper. Elle était belle, comme toujours, mais ce matin-là, quelque chose dans son regard semblait différent. L’agitation dans son attitude était palpable. Elle s’approcha de lui d’un pas décidé, sa silhouette élancée contrastant avec l’aura de tension qui régnait.

“Jinrai, il faut qu’on parle”, dit-elle, sa voix plus grave que d’habitude.

Il la fixa, perplexe. “De quoi ?”

Elle hésita un instant, avant de jeter un regard furtif à son téléphone portable. Un message. Jinrai sentit un frisson parcourir son dos, une intuition désagréable. Elle le lui tendit, ses yeux fuyant les siens.

Le message était clair : “Je t’aime, Ayumi. Je n’arrive pas à attendre ce soir. Je serai chez toi à 19h.”

Le nom de l’expéditeur s’affichait en bas de l’écran : Taro, un autre avocat de son cabinet, avec qui Ayumi semblait avoir développé une relation secrète.

Le silence s’abattit dans la pièce comme un couperet. Jinrai sentit une colère sourde monter en lui, mêlée à une déception froide. Il avait toujours su, au fond de lui, que quelque chose n’allait pas. Il ne se l’était jamais avoué, mais cette trahison… Il la sentait maintenant dans ses tripes.

“Tu… Tu m’as trompé ?” La voix de Jinrai était basse, presque un murmure, mais chaque mot était chargé d’une douleur qu’il ne parvenait pas à dissimuler.

Ayumi sembla hésiter un instant, avant de baisser la tête. “Jinrai, je… je suis désolée. Je… Je n’ai jamais voulu que ça se passe ainsi, mais tu t’éloignais de moi. Tu ne me regardais plus.”

Les mots de sa femme étaient comme des poignards dans son cœur. Cette confession ne fit qu’accentuer le gouffre qui s’était déjà formé entre eux, un gouffre qu’il n’avait jamais voulu admettre.

“Je ne te regarde plus, c’est vrai”, répondit-il, sa voix glaciale. “Parce que tu ne me vois plus non plus. Tu n’as vu que ce que tu voulais, Ayumi. Et moi… je n’ai jamais été que ce que tu attendais. Un trophée, un homme à exposer aux autres, mais jamais un partenaire.”

Elle se détourna, son regard fuyant, incapable de répondre. La vérité venait d’éclater au grand jour, mais elle n’était pas seule à être coupable. Jinrai n’avait pas su voir l’appel à l’aide de sa femme. Il n’avait pas su se battre pour leur mariage.

D’un geste, il jeta son téléphone sur le bureau, le bruit de l’impact résonnant dans la pièce silencieuse. Puis, il se leva brusquement, sans dire un mot de plus. Il n’avait plus de mots pour elle.

Il se dirigea vers la porte de son bureau, prêt à affronter une nouvelle journée de procès, bien que son cœur fût désormais en lambeaux.