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Il est quatre heures du matin, et le silence règne encore dans la maison. Pour moi, pourtant, la journée commence déjà. Je m'étire dans mon lit étroit, en essayant de chasser la somnolence qui pèse encore lourd sur mes paupières. Soudain, trois coups secs frappent à ma porte.
« Oui, je suis réveillée », murmuré-je, sachant que mon frère aîné est venu s'assurer que je ne manque pas l'heure, comme chaque matin.
Je m'assois dans mon lit et laisse mon regard vagabonder autour de moi. Ma chambre est petite, simple, mais chaque objet ici a sa valeur. Elle ressemble à notre vie, modeste et sans excès, mais remplie de dignité.
Je me dirige vers le salon, et là, je vois mon père, déjà éveillé depuis longtemps. Il a cette habitude de veiller sur nous dès les premières lueurs du jour. Dès qu'il entend mes pas, il me tend ma jupe, soigneusement repassée.
« Merci, papa, » dis-je en lui offrant un sourire.
Après un petit déjeuner rapide, mes frères et moi nous préparons pour l'école. Nous montons dans la voiture, conduite par un chauffeur que mes parents s'efforcent de payer malgré les difficultés. Ils se sont toujours battus pour que nous puissions étudier dans de bonnes conditions, même si cela leur coûte des sacrifices énormes.
À l'école, je prends ma place habituelle, au fond de la classe. Je tente de me concentrer, mais mes pensées s'égarent souvent. Les visages autour de moi sont familiers, mais ils me semblent toujours aussi lointains. J'ai appris que dans cet endroit, les amitiés sont éphémères, construites sur des bases fragiles, et je me sens plus seule que jamais.
Quand la cloche sonne pour la récréation, je décide de faire un effort. Je m'approche d'une camarade, aussi solitaire que moi, et lui propose timidement :
- Ça te dit de venir avec moi acheter un petit truc à manger ?
Elle me regarde brièvement, presque exaspérée, et répond froidement :
- Non, j'ai pas faim.
Son ton sec me prend de court, et j'essaie de ne rien laisser paraître, mais au fond, sa réponse me blesse. Finalement, je rejoins une autre camarade, celle qui me parle de temps en temps. Sur le chemin, j'aperçois soudain l'autre fille, celle qui avait refusé mon invitation, assise seule dans la cour, en train de manger. Mon cœur se serre. Ce n'était donc pas qu'elle n'avait pas faim... elle n'avait juste pas envie de ma compagnie.
Je détourne le regard, essayant de cacher ma tristesse. Parfois, je me dis qu'il vaut mieux être seule que de ressentir ce rejet constant, ces petites piqûres d'indifférence qui semblent rappeler mon isolement à chaque instant.
Après une journée interminable, mes frères et moi rentrons enfin à la maison. Nos parents ne nous y attendent que rarement à cette heure-là ; ils sont absorbés par leurs journées de travail qui semblent ne jamais finir. Pourtant, malgré tout, je sais que chaque moment passé ensemble est précieux.
De retour dans ma chambre, j'essaie de me concentrer sur mes devoirs, mais j'ai du mal à me mettre dedans. C'est alors que ma mère m'appelle. Elle me demande de servir une boisson à un client de mon père. C'est une tâche qui m'est habituelle, et je m'exécute sans poser de questions. Je prépare le plateau, le verre, la boisson, puis je me dirige tranquillement vers le salon.
C'est à ce moment-là que je le rencontre.
En entrant, mon regard se pose sur un
homme, d'une vingtaine d'années. Sa stature, imposante, et la profondeur de son regard me frappent immédiatement. Mon cœur se met à battre plus fort. Il me fixe d'une manière que je ne comprends pas, détaillant chaque expression de mon visage sans la moindre gêne. Ses yeux, d'un bleu perçant, semblent chercher quelque chose en moi.
Je tente de marcher avec assurance, mais mes mains tremblent légèrement. Je dépose le plateau devant lui, évitant de croiser ses yeux. Pourtant, je sens ce regard, ce bleu intense qui continue de m'observer. Ces quelques secondes me paraissent une éternité.
Soudain, la voix de mon père brise le moment. Il me remercie, et je hoche la tête, prenant cela comme un signe de libération. Je retourne dans ma chambre, le cœur battant encore, avec l'image de cet inconnu gravée dans mon esprit.
Une fois seule, je me laisse tomber sur mon lit, les yeux fermés, essayant de comprendre ce qui vient de se passer. Je revois encore son visage, ces yeux bleus qui semblent hantés d'une force que je ne saisis pas. Peut-être était-ce seulement un instant fugace, mais quelque chose en moi me dit que ce souvenir restera longtemps.
Maman a cette habitude de faire irruption dans ma chambre sans frapper. Ce jour-là, elle n'a pas dérogé à la règle. La porte s'est ouverte brusquement et elle est entrée, son sourire habituel aux lèvres. Elle m'a regardée un instant et a lancé, avec son ton taquin que je connaissais par cœur :
- Esther, tu veux casser ton lit ou quoi ?
J'ai souri malgré moi, sentant la chaleur
monter à mes joues. Ses blagues me gênaient toujours un peu, mais elles avaient le don de détendre l'atmosphère.
- Non, Maman, ai-je répondu d'une voix plus petite que je ne l'aurais voulu.
Elle s'est approchée, son regard adouci par
une tendresse familière.
- Qu'est-ce qui se passe ? a-t-elle demandé, soudain sérieuse.
Je suis restée silencieuse, hésitante. Je n'ai jamais eu l'habitude de tout raconter à Maman. Elle travaille tellement que nos moments partagés sont rares, précieux. Ce n'est pas qu'on ne s'entend pas bien, mais il y a cette distance, ces non-dits qui nous séparent. Pourtant, elle a toujours insisté pour que je me confie.
- Tu es sûre ? Si tu as quelque chose à dire, dis-le-moi, a-t-elle répété, et je pouvais sentir sa sincérité.
Une vague d'émotion m'a envahie. J'avais
tant de joie, tant de choses en moi qui voulaient sortir. Alors, j'ai commencé à parler. Pas tout, juste un peu, avec prudence. Je lui ai raconté l'homme que Papa recevait si souvent, cet étranger qui remplissait la maison de sa présence imposante. Je n'osais pas trop en dire, mais le simple fait de partager ce sentiment m'a soulagée.
Maman m'a écoutée avec un sourire bienveillant, presque complice.
- C'est normal de ressentir ça à ton âge, m'a-t-elle dit en me serrant légèrement l'épaule. Son regard était lumineux, et pour une fois, j'ai eu l'impression qu'elle comprenait sans que j'aie besoin de tout dire.
Les jours suivants, l'homme a continué de venir. J'ai appris par Papa qu'il était un homme d'affaires étranger, riche, et qu'il avait de grands projets de construction d'hôtels dans notre ville. Papa allait probablement être l'ingénieur en chef de ces projets, ce qui expliquait pourquoi il passait autant de temps chez nous. Chaque visite était un moment étrange pour moi. Mon cœur s'accélérait dès que j'entendais sa voix grave résonner dans la maison.
Le jour de mon anniversaire, la maison était pleine de vie. Mes frères couraient dans tous les sens et les rires remplissaient l'air. Je me tenais un peu à l'écart, observant la scène, lorsque je l'ai vu. Il se tenait au bout du couloir, discutant avec mon père. Nos regards se sont croisés, et un frisson m'a traversée. Il s'est approché, et mon cœur battait si fort que j'avais du mal à respirer.
- C'est ton anniversaire, aujourd'hui ? a-t-il demandé, sa voix grave me faisant l'effet d'une caresse inattendue.
J'ai hoché la tête, incapable de parler tout de suite.
- Oui, ai-je fini par dire, la voix tremblante.
Il a souri, un sourire rare qui éclairait ses traits. Puis, il a sorti une enveloppe de sa veste et me l'a tendue.
- Joyeux anniversaire, Esther.
J'ai regardé l'enveloppe, surpris par son geste. En l'ouvrant, mes doigts ont légèrement tremblé : mille dollars. Je n'arrivais pas à y croire. Je me sentais submergée par un mélange d'embarras et de gratitude. Maman, à côté de moi, m'a soufflé doucement :
- Dis merci, prends l'argent.
J'ai murmuré un « merci » à peine audible, le rouge aux joues, tandis que son regard s'attardait sur moi, rempli d'une lumière que je ne comprenais pas. Il y avait quelque chose de captivant dans ses yeux, une étincelle qui me laissait perplexe, même bien après qu'il soit parti.
Les jours passèrent, et l'homme continua de venir. Puis, sans prévenir, il arrêta de venir. Son absence laissa un vide étrange dans la maison, comme une ombre qui disparaît en laissant des souvenirs derrière elle. Je me surprenais à guetter le moindre bruit, le moindre signe de sa présence. Mais il ne revint pas.
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