Camélia et Jérôme venaient tout juste d’emménager à New York, dans un appartement de luxe niché au dernier étage d’un ancien hôtel des années 1920, reconverti récemment en résidence haut de gamme. L’immeuble, situé dans une rue relativement calme de Manhattan, conservait l’âme de son passé : des couloirs étroits aux tapis usés, des ascenseurs à grilles d’origine, un hall au plafond voûté où pendait encore un lustre jauni par le temps. Tout respirait une élégance fanée, comme figée entre deux époques.
Leur appartement, quant à lui, paraissait presque trop parfait. Hauts plafonds, moulures d’époque, parquet ancien soigneusement restauré. La lumière y pénétrait timidement, tamisée par de lourds rideaux de velours beige. Chaque pièce semblait silencieuse… mais pas vide. Il y avait dans l’air une présence, ou peut-être simplement un écho — le genre de chose que l’on ne nomme pas, mais que l’on sent.
Camélia était une jeune femme au regard profond, aux traits délicats, avec de longs cheveux châtains souvent attachés en un chignon flou. Elle dégageait une sensibilité discrète, presque fragile. Passionnée de littérature obscure et de récits mystérieux, elle avait toujours été attirée par l’inexplicable.
Jérôme, son mari, était son opposé en apparence. Vendeur dans une grande enseigne d’électroménager, il avait l’allure robuste et une façon directe de s’exprimer. Il n’avait jamais vraiment compris l’attrait de sa femme pour les histoires étranges et les vieilles éditions poussiéreuses. Lui préférait la réalité, le concret, le monde qu’on peut toucher — même s’il ne manquait jamais de respecter l’univers intérieur de Camélia, qu’il trouvait aussi déroutant que fascinant.
Dès leur arrivée, alors qu’ils inspectaient encore les lieux, un objet attira l’attention de Camélia. Un livre, seul, posé sur une étagère dans le salon. Il était relié de cuir noirci, sans titre ni inscription visible. Elle le prit entre ses mains, intriguée par la poussière accumulée et par la sensation de froid qu’elle crut sentir en le touchant.
— C’est sûrement un vieux machin oublié par les anciens locataires, dit Jérôme en haussant les épaules. Tu veux que je le jette ?
Camélia secoua doucement la tête, les yeux rivés sur la couverture. Elle l’ouvrit.
À l’intérieur, les pages étaient jaunies, mais intactes. L’écriture, fine, régulière, presque calligraphiée, semblait avoir été tracée à la main. Les premières lignes formaient un récit étrange, sans titre, sans nom d’auteur, sans date. Un murmure d’histoire ancienne. Camélia tourna les pages avec précaution, captivée dès les premiers mots.
Au bout d’une dizaine de minutes, Jérôme l’interrompit d’une tape légère sur l’épaule.
— Tu lis déjà ? On vient à peine de poser les valises.
Elle referma le livre à contrecœur et le reposa sur l’étagère. Jérôme, sans insister, l’encouragea à ne pas s’attarder là-dessus. Elle acquiesça en silence, mais son esprit, lui, restait absorbé.
Les jours suivants, après que les cartons furent vidés et les meubles installés, Camélia reprit sa lecture. Le livre semblait l’attendre. Plus elle avançait, plus elle s’enfonçait dans une histoire labyrinthique : un récit sans repères, qui semblait se réécrire à mesure qu’elle le lisait. Les phrases devenaient de plus en plus troublantes, les images mentales qu’il évoquait, de plus en plus nettes.
Chaque soir, Jérôme la retrouvait assise dans le salon, le livre sur les genoux, les yeux fixés sur ses pages. Il la laissait faire, même s’il ne pouvait s’empêcher de ressentir un léger malaise. Camélia, d’ordinaire joyeuse et volubile, devenait distante. Elle parlait moins, répondait à côté, parfois avec trop de détails, parfois avec trop peu.
Une semaine passa. Un soir, alors qu’ils dînaient ensemble, Jérôme tenta une plaisanterie :
— Puisque ce livre est si passionnant, prête-le-moi. Je lirai quelques pages, histoire de comprendre ce qui te fascine autant.
La réaction de Camélia fut brutale. Elle posa son couteau et le regarda droit dans les yeux.
— Non, Jérôme. Tu ne dois pas le lire.
Il fronça les sourcils, surpris.
— C’était une blague, Cam… calme-toi.
Elle cligna des yeux, comme si elle revenait à elle.
— Excuse-moi. Je ne sais pas pourquoi j’ai réagi comme ça.
Elle se leva, alla poser le livre dans la chambre et n’y toucha plus pendant plusieurs jours.
Ils tentèrent de reprendre une routine normale. Jérôme, épuisé par ses longues journées en magasin, faisait tout pour détendre l’atmosphère. Ils marchaient le soir, exploraient le quartier, découvraient les restaurants alentour. Mais Camélia semblait absente. Son esprit restait ailleurs, comme retenu entre deux mondes.
Puis, un soir, sans un mot, elle reprit le livre.
Les jours suivants, elle s’y replongea avec une intensité silencieuse. Jérôme, de son côté, commença à remarquer des choses. De petits détails. Des sons légers dans l’appartement — comme des froissements derrière les murs. Des portes entrouvertes qui se refermaient seules. Des éclats de voix, étouffés, qui n’avaient pas de source.
Il fit le lien avec le livre. Et plus le temps passait, plus la coïncidence semblait impossible. Le récit que lisait Camélia paraissait influer sur leur quotidien, comme s’il écrivait leur vie à mesure qu’elle tournait les pages.
Une nuit, alors qu’il se retournait dans son lit sans parvenir à dormir, Jérôme fixa le plafond, glacé par une pensée aussi absurde qu’effrayante :
Et si ce livre n’était pas une fiction ? Et s’il était un miroir ? Une porte ? Une malédiction ?
Camélia était assise dans le salon, jambes repliées sous elle, une tasse de thé tiède oubliée sur la table basse. Dans ses mains reposait ce même livre qu’elle lisait chaque jour depuis leur emménagement. Le cuir noir de la couverture était usé, la reliure craquelée par le temps. Aucun titre, aucune indication d’auteur, ni même d’éditeur — comme si l’ouvrage s’était soustrait à toute forme d’origine.Elle en était à la troisième lecture d’un passage qui, inexplicablement, semblait différent à chaque fois. Les phrases se remodelaient, les images mentales s’imposaient avec une intensité inhabituelle. Elle avait beau être une lectrice assidue de récits étranges, ce livre-là échappait à toute classification. Il n’avait rien d’un roman traditionnel. Il se comportait comme un être vivant, murmurant au creux de son esprit.
La lumière de fin d’après-midi s’étalait sur le parquet, baignant la pièce d’une chaleur dorée. Le silence n’était pas vide : il vibrait doucement, comme si quelque chose retenait son souffle.
Soudain, la porte d’entrée claqua, rompant l’envoûtement.
— Camélia ! s’écria Jérôme. Tu ne vas pas y croire… J’ai fait une énorme vente aujourd’hui !
Elle leva les yeux, encore un peu ailleurs. Il était là, debout dans l’encadrement du salon, le visage illuminé par une fierté rare. Il rayonnait littéralement.
Elle déposa lentement le livre sur la table basse, comme on referme un secret trop lourd à garder, et se leva. Elle s’approcha de lui, l’enlaça avec chaleur, et posa sa tête contre son torse.
— Je suis tellement heureuse pour toi, murmura-t-elle. Je savais que venir ici changerait notre vie.
Il répondit par un rire étouffé, ému par sa sincérité. Il la serra plus fort, puis l’embrassa longuement. L’instant, doux et inattendu, les emporta tous les deux. Ils s’abandonnèrent à ce moment comme on se laisse glisser dans un rêve — sans effort, sans peur.
Ce soir-là, dans la chambre encore partiellement en désordre, leurs corps se retrouvèrent avec une tendresse retrouvée. Sous les draps, baignés par les dernières lueurs du soleil filtrant à travers les rideaux, ils firent l’amour avec la fougue des recommencements. Pour la première fois depuis longtemps, ni le doute, ni la fatigue, ni l’angoisse ne s’immisçaient entre eux.
Le lendemain, Jérôme partit tôt pour le travail, plus confiant que jamais. Camélia, elle, resta dans le lit un moment, les yeux posés sur la table de chevet. Le livre était là, posé exactement là où elle l’avait laissé.
Elle tendit la main.
Elle reprit sa lecture.
Depuis leur emménagement, elle lisait ce livre chaque jour. Elle l’avait trouvé dès leur arrivée, posé sur une étagère — comme s’il l’attendait. Il ne ressemblait à aucun ouvrage qu’elle avait pu lire auparavant. Le texte, dense et poétique, semblait glisser entre la narration et la confession. Certaines phrases revenaient, modifiées. Certains noms changeaient. Parfois, ce qui était écrit la veille n’apparaissait plus aujourd’hui.
Elle avait tenté d’en parler à Jérôme, au tout début. Il avait souri, pensant à une de ces étrangetés littéraires qu’elle affectionnait tant. Mais elle avait compris, à son regard, qu’il ne percevait pas ce que ce livre faisait — réellement.
Il ne la divertissait pas. Il l’absorbait.
Chaque jour, elle lisait davantage. Chaque jour, elle s’éloignait un peu plus du monde concret. Le livre semblait refléter ses pensées, ou peut-être les précéder. Il évoquait des lieux qu’elle reconnaissait sans y être allée. Il parlait de rêves qu’elle n’avait jamais faits… ou qu’elle ne se souvenait pas avoir faits.
Et surtout, il parlait d’un appartement. Un ancien hôtel reconverti. Un salon baigné de lumière. Une femme, seule, qui lisait.
Quelques jours plus tard, alors que Jérôme rentrait plus tard que prévu, Camélia ne leva même pas les yeux de sa lecture. Le livre était désormais toujours près d’elle. Sur la table, sur le lit, dans ses bras. Il avait cessé d’être un objet. Il était devenu une présence.
— Tu ne le lâches plus, hein ? lança Jérôme en déposant ses clés.
Camélia répondit d’un sourire absent.
Il la regarda un instant. Quelque chose, dans ses yeux, n’était plus tout à fait le même.
Quelques semaines plus tard, ce fut au tour de Camélia de connaître un tournant inattendu. Elle avait toujours peint — par passion, par nécessité intérieure, parfois jusqu’à l’épuisement — mais son travail était resté confidentiel, éclipsé par l’indifférence du marché et le silence des galeries.
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