Un vent frais se leva dans la forêt.
Je scrutai machinalement le ciel à travers la futaie obscurcie par le soir. Au-dessus de nos têtes, les feuilles des arbres scintillaient comme des saphirs, mais j’étais trop tendu pour m’émerveiller des prodiges de Drakanea.
Je serrai plus fort les rênes entre mes doigts pour ralentir le rythme de ma monture. L’un de mes compagnons me rejoignit aussitôt, me jetant un regard sombre.
– Avance. Ce n’est pas le moment d’essayer de filer.
– Nous devrions nous arrêter ici, dans la forêt. Nous serons trop près du volcan si nous continuons.
Goltar m’avait entendu. En tête de file, il ne s’abaissa même pas à tourner la tête vers moi.
– La nuit n’est pas encore tombée. Nous camperons plus tard.
Les dents serrées, je me fis violence pour ne pas répondre. Les animaux sauvages m’inquiétaient bien moins que ce qui nous attendait à proximité du volcan. Si cela ne tenait qu’à moi, nous aurions déjà fait demi-tour depuis longtemps.
Mais mes compagnons de voyages ne partageaient pas mon avis. Ils bavardaient comme si de rien n’était, échangeant des plaisanteries douteuses ponctuées de rires gras. J’enviai leur confiance. Toutes leurs cicatrices et leurs tatouages, qu’ils arboraient comme des trophées, n’impressionnerait aucune des créatures vivantes de ce territoire.
Le ciel s’était couvert d’étoiles lorsqu’ils consentirent enfin à monter le camp. Le chemin nous avait conduits dans une clairière entourée de talus naturels et de roches luminescentes. Il ne faisait jamais vraiment nuit à Drakanea.
L’un des mercenaires s’occupa pourtant à faire un feu pour faire cuire le gibier qu’ils avaient attrapé ce matin. Je descendis de cheval légèrement à l’écart du groupe, sous un arbre aux feuilles bleues en bordure de la clairière. Il me restait encore un peu de pain et de viande séchée dans les fontes de ma monture.
– Ton couteau, Soren.
Je me retournai en serrant les dents. Goltar se tenait derrière moi, de toute sa hauteur, la main tendue et les sourcils froncés sur son visage aux traits durs. Je défis de mauvaise grâce le fourreau du petit coutelas qu’ils m’avaient autorisé à porter toute la journée.
– Ce n’est pas moi qui devrais vous effrayer le plus la nuit.
– Les drakenides n’essaieront pas de nous égorger dans notre sommeil. Et nous avons de quoi les affronter. Gelert, attache-le.
L’intéressé s’approcha en m’offrant son plus beau sourire édenté. Je lui tendis les bras, résigné, et il me ligota les poignets en faisait mine de m’adresser un baiser. Il saisit sans douceur l’anneau de métal accroché à mon collier pour y passer une longue corde. Son souffle chaud me frôlait désagréablement le visage et je sentais la large bande de cuir tirer sur ma gorge à chacun de ses gestes dénués de douceur.
Je n’eus que le temps de récupérer mon sac avant que Gelert n’emporte mon cheval. J’inspirai profondément avant de me laisser tomber au pied du tronc de l’arbre. J’étais attaché à l’une de ses branches, comme un chien retenu par sa laisse. J’avais cru qu’avec le temps, le sentiment d’humiliation disparaitrait.
Je me trompai. Il s’était atténué, mais il était toujours là. Plus insidieux, mais aussi cuisant que les premières fois.
Les poignets liés, je mâchonnai tant bien que mal un morceau de viande salée, en regardant sans les voir les mercenaires monter leur campement. Au-dessus de la cime des arbres, on distinguait encore la ligne sombre des montagnes. Un nouveau frisson me traversa l’échine. La gorge sèche, je bus plusieurs longues gorgées d’eau avant de m’essuyer la bouche du revers de la main. Je coinçai la gourde entre mes genoux pour la reboucher sans cesser de scruter le ciel.
Tout était calme, pourtant. Aussi calme que tous les autres soirs. Encore un jour ou deux et nous serions enfin en sécurité, loin de Drakanea et de ses menaces.
Les mercenaires avaient décidé de m’ignorer ce soir encore. Ils laissaient toujours assez d’allonge à mes liens pour que je puisse faire quelques pas autour de mon point d’attache et m’étendre comme il me plaisait. Jamais assez pour que je puisse m’isoler complètement ou me joindre à eux. J’étais à la bordure de leur monde, à portée d’oreille et de regard, sans vraiment en faire partie.
Pour la plupart d’entre eux, je n’étais pas plus intéressant que les chevaux. C’était une inquiétude de moins pour la nuit, même si, à vrai dire, c’était l’une des moindres. Je n’avais pas oublié les remarques constantes de certains d’entre eux.
Goltar s’était assis près du feu naissant avec deux de ses lieutenants, à seulement quelques pas de moi. Le reste de la troupe s’installait pour la nuit, s’occupait de faire cuire la viande, étalait des couvertures ou déballait quelques affaires pour tromper l’ennui.
– Nous avançons à un bon rythme, dit l’un des hommes en scrutant la carte déployée devant eux.
Je savais pourtant qu’aussi détaillée soit-elle, au niveau de Drakanea, elle n’indiquait que des gribouillages artistiques sans la moindre valeur géographique.
– Pas assez, répondit Goltar. Si la nuit n’était pas tombée si vite, nous aurions pu continuer encore un peu.
– Il faut rester à distance du volcan, répliquai-je assez fort pour qu’ils m’entende Les mercenaires m’ignorèrent.
– La forêt est un abri plus sûr, continua Goltar. Mais demain, nous partirons à la première heure. Vous avez entendu, vous tous ?
Les autres approuvèrent d’une série de grognements ou d’affirmations brèves. Ils étaient plus las et fatigués que vraiment inquiets. J’aurais aimé partager leur état d’esprit.
L’un des mercenaires se redressa. Ses bras, garnis de bracelets de cuir cloutés, étaient plus épais que toutes les branches de l’arbre sous lequel j’étais assis.
– On continue de suivre sa route, alors ? Qu’est-ce qui nous dit qu’il ne nous emmène pas tout droit dans un piège ?
Il ne m’avait même pas regardé, mais la pique m’était directement destinée. Elle réveilla une colère grondante que je contins à peine dans ma voix.
– C’est une terre sacrée. Moi non plus, je n’ai pas envie de croiser les drakenides.
Le bras droit de Goltar me lança un regard courroucé.
– Faites le taire. J’en ai assez de ce poids mort.
J’affrontai son regard, les bras posés sur mes genoux.
Un autre mercenaire m’adressa un sourire torve.
– Je connais bien un moyen. En plus, ça ferait passer le temps.
Je savais très bien ce qu’il avait en tête et j’en frémis de ressentiment, les muscles crispés. Si cela n’avait tenu qu’à eux, ils m’auraient pris chacun leur tour avant de m’abandonner là, en espérant peut-être que les dragons prendraient ça pour une offrande.
Goltar fit pourtant taire ses hommes d’un simple grognement désapprobateur.
– Ça suffit. On en a déjà discuté. À moins que l’un d’entre vous soit déjà venu à Drakanea, on le garde avec nous.
Devant le feu, l’un des mercenaires qui jusque-là, affutait son arme sans rien dire, se redressa en haussant les épaules.
– Lui non plus, il est jamais venu ici.
C’était vrai. Et pourtant, j’avais appris par cœur chaque route, chaque rivière, chaque montagne de cette vaste terre. Les moindres reliefs de Drakanea étaient gravés plus profondément dans ma mémoire que l’encre des tatouages dessinés sur ma peau.
– C’était un chevalier d’Ashkelon, rétorqua un autre mercenaire. Ils venaient ici pour combattre les dragons.
– Tu parles. Ça les a pas aidés quand les mages noirs ont anéanti leur royaume.
La remarque me fit l’effet d’une gifle et je détournai les yeux pour chasser les souvenirs qui m’envahissaient. Comme s’il avait vu que cela ne me laissait pas indifférent, le mercenaire s’empressa de renchérir.
– Ça ne m’étonne pas que son maître nous l’ait filé aussi facilement. Mais au prix où on l’a payé, Adraxas aurait au moins pu nous laisser le baiser.
– Avec tout l’or qu’on trimballe, tu pourras te payer des putes beaucoup plus belles quand on sera rentré.
– Ouais, mais y a pas de putes dans cette forêt.
Les mercenaires éclatèrent de rire.
J’aurais dû me taire et garder mes avertissements pour moi. Je préférai de loin qu’ils me traitent comme ils traitaient leurs chevaux. Après plusieurs longs jours de voyage, ils n’avaient rien d’autre à faire que de me blâmer et je devenais constamment l’objet de leur ressentiment, de leur ennui et surtout, de leur frustration.
– Retiens un peu ta queue. Souviens-toi de ce qu’a dit le mage noir.
Ils finiraient par m’ignorer de nouveau. En attendant, je m’emmitouflai dans ma cape élimée et calait mon dos contre le tronc de l’arbre, en fermant les yeux.
– T’en fais pas. Avec ce qu’on a été capable de faire avec les armes qu’il nous a donné, je risque pas d’oublier. Je me méfie plus d’Adraxas que des drakenides.
Leurs rires gras me donnaient la nausée et je détournai les yeux vers les montagnes. Leurs massacres aussi seraient durs à oublier. De nombreux nouveaux cauchemars pour peupler mes nuits. Pire, je les avais aidés, et je continuai de le faire en leur montrant la voie à travers Drakanea. C’était bien plus terrible que tout ce qu’ils pouvaient me faire subir.
– Vraiment ? Qui est cet Adraxas ? Je serai curieux de le rencontrer.
Tous les rires se turent en même temps.
Un homme se tenait accroupi sur un rocher. Il était athlétique, élancé, l’air jeune et le regard brillant. Une paire de cornes polies dépassaient de sa chevelure aussi rouge que les écailles qui constellaient sa nuque, ses épaules et ses cuisses. On aurait dit qu’il portait une étrange cuirasse, qui soulignait son torse aux muscles dessinés. Sa longue queue fouettait l’air, les griffes de ses pieds semblaient plantées dans le rocher. Un drakenide.
Les mercenaires se redressèrent tous en même temps. Ils portèrent la main à leurs armes, dans une série de chuintement et de tintements métalliques, sous le regard narquois du dragon. Je m’étais tendu moi aussi, le souffle coupé. Je pris appuis contre le tronc de l’arbre pour me lever.
– Mais les mages noirs ne sont pas les bienvenus par ici, continua le drakenide. Pas plus que les étrangers, d’ailleurs.
Sa voix aussi grave qu’enjôleuse réveillait d’étranges frissons aux creux de mes reins. C’était la première fois que je rencontrai un dragon. Je savais au plus profond de moi que cela n’aurait jamais dû se passer ainsi. J’avais même une conscience cuisante, brûlante, de tout ce que ce moment aurait dû être. L’émotion que j’aurais dû éprouver était écrasée par l’amertume.
Par la terreur, aussi. Nous étions des proies sur un territoire interdit, et les prédateurs venaient de nous dénicher.
J’étais d’autant plus inquiet que nous étions plus d’une quinzaine et qu’aucun d’entre nous ne l’avait vu, ni entendu arriver. Il n’avait pas d’ailes dans son dos. Il avait forcément traversé la forêt à pied pour nous trouver. J’aurais pourtant juré qu’ils seraient arrivés par le ciel.
– Nous ne faisons que passer, ô, drakenide, tenta l’un des bras droit de Goltar. Nous n’avons aucune intention mauvaise envers le peuple dragon.
C’était l’un des plus cultivé et des plus mesuré de la troupe. C’était par conséquent l’un des plus dangereux et peut-être celui que je redoutais le plus, après Goltar lui-même. Le dragon le jaugea un instant, comme s’il était capable de déceler tout cela rien qu’en le fixant de ses yeux luisant comme des topazes.
– Traverser nos terres n’est pas plus autorisé que la magie noire, dit-il enfin. Mais nous ne sommes pas hostiles envers les étrangers.
Il parlait notre langue avec un accent suave et chaud qui provoquait d’inexplicables étincelles dans mon échine. Cela ne me rendait que plus méfiant encore.
Il descendit de son rocher, dépliant son long corps souple et musclé. Il n’était peut-être pas aussi épais que la plupart des colosses de la cohorte de Goltar, mais il était bien plus grand et nous toisa de toute sa hauteur.
– Soumettez-vous. Nous vous offrirons l’honneur d’accueillir notre semence et de porter nos œufs. Vous deviendrez des esclaves de prix, il ne vous sera fait aucun mal.
Plusieurs mercenaires crachèrent et jurèrent dans différents dialectes. Pour eux, les mots du dragon étaient une insulte. Ils n’avaient aucune idée de la valeur de ce qu’il leur proposait. À commencer par le fait d’avoir la vie sauve.
– Nous sommes prêts à nous battre, dragon. Tu es seul contre nous tous.
Le drakenide s’approchait de nous, nu et sans arme. Ses pieds ne faisaient aucun bruit quand il foulait le sol, sa nuque était droite et sa démarche assurée. Sa façon de bouger en disait long sur sa personne : il était puissant, sûr de lui, et ne nous voyait pas comme une menace.
Il était à l’autre bout de la clairière, à mon exacte opposée. Ses yeux luisant comme deux braises s’accrochèrent à moi et ne me lâchèrent plus.
– Nous devons d’abord choisir lesquels d’entre vous nous allons saillir. Ceux-là seront épargnés.
Son regard ne m’avait pas quitté, me donnant l’impression qu’il avait murmuré ces mots tout contre mon oreille. Un torrent de lave dévala ma colonne vertébrale, aussi bouillonnant que terrifiant. Je n’eus pas le temps de m’interroger sur ces sensations contradictoires.
D’autres dragons émergèrent de la pénombre. Des silhouettes hautes et élancées, d’autres plus épaisses et plus trapues. Ils n’étaient que six, moitié moins que nous. Ils n’étaient pas tous au même stade de transformation ; certains, comme le dragon rouge, arboraient un corps humanoïde plus ou moins garni d’écailles. Quelques-uns avaient des pattes griffues à la place de leurs jambes ou de leurs bras. L’un d’eux avait de larges ailes repliées dans son dos ; un autre, entièrement couvert d’écailles noires, se tenait sur deux pattes mais avait une tête de dragon hérissée de cornes et de pointes.
– Mes compagnons ont fait leur choix, conclu le drakenide d’une voix amusée.
Je n’attendis pas de savoir quel groupe allait attaquer le premier. Je ne me faisais aucune illusion sur les intentions des dragons ; sitôt qu’ils sauraient ce que j’étais et ce que j’avais fait, sailli ou pas, ils me tueraient.
Je tirai sur la corde qui me retenait contre l’arbre. Gelert l’avait soigneusement nouée à une branche basse et épaisse. Je me suspendis à elle de tout mon poids mais elle trembla à peine. Je n’arriverai sûrement pas à la rompre. Mon regard s’attarda en vain sur les environs, sans rien voir qui pourrait m’aider à trancher mes liens. Mon couteau me manquait cruellement.
Les premiers cris avaient retenti derrière moi, accompagnés du bruit de l’acier entrechoqué et du raclement des griffes contre le métal. Le feu étirait des ombres immenses et furtives dans toute la clairière.
Il en fallait plus pour me faire perdre le calme froid qui m’habitait. Je fouillai mes affaires tout en sachant très bien que je n’y trouverai rien d’utile, et finit par aviser le sac le plus proche de moi. Je doutais de pouvoir l’atteindre mais je n’avais rien de mieux à tenter. Je saisis le lien de fil tressé pour essayer de faire glisser le nœud plus en avant le long de la branche. Chaque à-coup que je donnais me faisait gagner quelques pouces de distance, tout en me faisant perdre de précieuses secondes.
De longs doigts effilés saisirent la corde au-dessus de ma tête. Je me figeai.
Une intense bouffée de chaleur me submergea avant même que je ne me retourne. Le dragon rouge était juste derrière moi, si près que je pouvais sentir son parfum de musc et distinguer chacune des écailles brillantes sur sa peau. C’était pourtant loin d’être repoussant. C’était comme s’il portait une étrange armure forgée par un orfèvre ; une armure qui soulignait ses formes masculines pour le simple plaisir de l’œil.
Il sectionna la corde d’un mouvement bref. Je restai immobile, prisonnier de son regard incandescent. Ses iris aux pupilles fendues luisaient dans le noir et semblaient me transpercer comme la lame d’une épée.
J’avais l’impression de me tenir en face d’un brasier. J’ignorai ce qui provoquait cette sensation étourdissante. Ça ne pouvait pas être la peur, cette chaleur étouffante était à l’opposé de tout ce que j’avais éprouvé chaque fois que j’avais affronté la mort. Est-ce que c’était une réaction de la magie noire qui m’imprégnait ? Ou bien était-ce à cause de ce que j’avais été, autrefois ?
Le chevalier en moi était pourtant mort depuis très longtemps.
Le dragon avait les doigts fins, aux ongles longs et acérés comme des griffes. Il en passa la pointe dans l’anneau de métal qui pendait à mon cou. La corde tranchée y était toujours attachée. Je ne bougeai pas, la gorge sèche et le souffle court, figé par son regard planté dans le mien.
Une silhouette sombre se souleva derrière son épaule. Mon cœur se remit soudain à battre et l’air emplit douloureusement mes poumons.
– Derrière ! Le dragon n’avait pas attendu mon cri pour réagir. Il me projeta au sol d’une brusque poussée. Je m’effondrai en grognant de douleur tandis qu’un coup d’épée fendait l’air en sifflant. Le mercenaire réagit aussitôt, pivotant pour asséner une seconde attaque. Le drakenide esquiva d’un mouvement agile.
Je roulai sur le sol pour ne pas me retrouver pris dans leur affrontement. L’épée du mercenaire, imprégnée de magie noire, suintait une fumée inquiétante. Derrière eux, autour du feu de camp, je distinguais les silhouettes des combattants qui tenaient encore tête aux dragons avec leurs armes enchantées.
Le drakenide pivota si vite que sa queue fouetta l’air et frappa le guerrier au thorax. L’homme recula en grondant, les doigts crispés sur la poignée de son épée. Du sang poissait d’une plaie à sa tempe mais la douleur ne semblait que décupler sa rage. Je le vis passer une main dans son dos, saisir subrepticement quelque chose dans un petit sac accroché à sa taille. Une bille de verre sombre qu’il cacha dans son poing tout en se lançant de nouveau à l’attaque du dragon.
– Attention !
Trop tard ; le mercenaire lança son projectile qui éclata sur le drakenide. Un épais nuage noir l’enveloppa, chargé d’éclairs à la lueur aveuglante. Le dragon tomba en grondant de douleur, le corps agité de spasmes. Le mercenaire raffermit sa prise sur son arme et avança d’un pas farouche.
Je me jetai sur le côté pour le faucher par terre d’un violent coup de pied. Le guerrier tomba à plat ventre. Je ne lui laissai pas le temps de se redresser, lui assénant un autre coup en plein visage. Il chercha à m’attraper, échoua, ne put saisir que ma cheville. Je me dégageai brusquement et nous luttâmes au sol un bref instant avant que je ne parvienne à coincer sa tête entre mes genoux. Ses ongles griffèrent ma jambe sans réussir à me faire mal. Il me lança un regard furieux, se débattit, et je serrai les dents pour tenir bon. Je bandais les muscles pour emprisonner son crâne entre mes jambes. Il me fallut mobiliser toute la force de mes membres pour les projeter d’une rapide torsion. Je lui brisai la nuque dans un affreux craquement. Ses mains retombèrent mollement sur le sol.
Je me redressai en tanguant sur mes jambes, les oreilles bourdonnantes, le souffle haché. J’entendais toujours les cris d’agonies et les injures, les hennissements terrifiés des chevaux, les rugissements des dragons. L’odeur du sang et des entrailles me frappa si violemment qu’elle en devint écœurante. Le froid devint mordant sur mon corps trempé de sueur.
Je ne regardai pas autour de moi. Je n’attendis pas que le dragon se redresse, de voir si la magie noire s’était dissipée.
Mon instinct me hurlait de m’enfuir pour survivre.
Je m’élançai en courant dans les bois.
Notes:
Attention, même si vous êtes sûrement ici en connaissance de cause, ce chapitre contient des mentions de violences sexuelles et de viol.J’avais déjà connu beaucoup de situation dramatique au cours de ma vie. Cette fois-ci, contrairement à beaucoup des précédentes, je n’avais plus rien à perdre.
Je m’élançai à travers les arbres aussi vite que mes jambes me le permettaient. Je failli perdre l’équilibre une bonne dizaine de fois, déséquilibré par les obstacles du chemin et mes poignets liés. La rage et l’adrénaline me soulevaient. J’ignorai les branches qui me fouettait de toute part, les hurlements encore beaucoup trop proches de moi, mon cœur qui cognait si fort qu’il menaçait de briser mes côtes.
Je me dirigeai à l’aveugle, éclairé par la lumière des astres à travers les arbres et les quelques roches luminescentes qui parsemaient ma route. Je n’avais même pas cherché à trouver les chevaux pour tenter d’en détacher un. Mieux valait fuir avant que les dragons n’aient capturé ou tué tous mes anciens compagnons.
Quelque chose me percuta violemment l’estomac. Le monde bascula soudain et je m’effondrai par terre de tout mon poids. Sonné par la douleur, je retins avec peine un haut le cœur. Il me fallut quelques secondes pour m’agenouiller dans l’herbe, crachant et grognant de souffrance. Une poigne solide m’agrippa par le crâne pour me forcer à me relever sur mes deux jambes.
Un drakenide.
Il me poussa en avant sans me laisser le temps de me remettre du coup qu’il m’avait asséné. J’obéis sans réfléchir et fit quelques pas, évaluant mes chances de lui tenir tête et de tenter de m’enfuir à nouveau.
Elles étaient nulles.
J’inspirai profondément pour tenter de faire refluer le sentiment de panique qui grandissait en moi. Perdre mon calme ne m’aiderait pas. J’étais encore essoufflé par ma course mais je devais à tout prix garder la tête froide.
Le drakenide saisit la corde qui pendait toujours à mon cou. Il me jaugea un instant du regard, puis tira sèchement dessus pour me tirer en avant.
Lui aussi aurait pu avoir l’air humain sans les écailles vertes sur ses épaules. Il était plus petit que moi, la mine fermée et le regard sombre. Je ne me rappelai pas s’il faisait partie du groupe de dragon qui avait surgi des bois tout à l’heure. Tout s’était passé trop vite pour que je m’attarde sur ce genre de détails.
Le drakenide ne dit pas un mot. Il se contenta de me ramener vers l’endroit que j’avais tenté de fuir.
Je n’avais pas eu le temps de courir très loin, mais le trajet du retour fut quand même une torture. J’avais l’impression d’entendre les battements de mon propre cœur sonner dans mes oreilles. Je peinais encore à reprendre mon souffle et l’appréhension ne me facilitait pas la tâche. Bien trop vite, je pu distinguer le feu du campement qui flambait encore à travers les troncs d’arbres.
Dans la clairière, le silence était frappant. Mon œil fut attiré un bref instant par toutes les silhouettes immobiles qui jonchaient le sol. Je me forçai à redresser la tête pour ne surtout par les regarder.
Le dragon me saisit l’épaule pour me faire avancer plus vite.
– Celui-là essayait de s’échapper.
Il avait parlé en Drakenide. Cela faisait si longtemps que je n’avais pas entendu cette langue que je sentis un frisson traverser mon échine. Je ne pensais même pas que je la comprendrais encore si bien.
Mon sentiment de nostalgie fut pourtant de très courte durée. Je devais à tout prix rester pragmatique.
Les autres dragons, réunis en cercle près des flammes, se retournèrent un à un vers nous. Du sang goûtait de leurs griffes et maculait leurs bras. L’odeur était écœurante, mais ce n’était pas ce qui m’inquiétait le plus. Les drakenides étaient nus et je ne pouvais pas ignorer leurs érections dressées.
À leurs pieds, une poignée de survivants gisaient sur la terre battue, hagards ou inconscients.
– Il est en meilleur état que les autres, remarqua l’un des dragons.
Il avait parlé d’un ton bien trop jovial pour la situation. Je savais que les drakenides embrassaient pleinement leurs instincts primaires. Les combats et le sang avaient dû réveiller en eux des pulsions qu’ils ne chercheraient même pas à réprimer.
Ils allaient assouvir leurs désirs, et puis nous tuer.
C’était tout ce que j’avais redouté. J’eu de plus en plus de mal à rester calme.
– C’est un lâche, objecta l’un des plus grands drakenide. Il s’est enfuit.
– Raison de plus pour qu’il soit le premier.
Du coin de l’œil, je vis le dragon vert faire la moue. Il raffermit encore sa prise sur mon épaule, si fort que je cru qu’il allait me broyer les os.
Il m’arracha mes vêtements d’un coup sec. Je laissais échapper un hoquet de surprise et de douleur. Ses griffes avaient entaillé ma peau, mais la souffrance était loin d’être aussi mordante que les regards qui se posèrent tout à coup sur moi.
Je vis très nettement l’expression de chacun des dragons changer. Leurs yeux devinrent avides, les pupilles affinées, la queue reptilienne de l’un d’entre eux s’agita dans tous les sens.
L’air me manqua soudain. Je me forçai en vain à déglutir, frissonnant de froid autant que d’appréhension. Le dragon vert acheva de m’exposer aux regards avides de ses congénères et me poussa loin de lui pour me jeter au milieu du cercle.
La panique me gagna et je reculai instinctivement, comme si cela pouvait me soustraire à l’appétit charnel des drakenides.
Je ne pu faire que quelques pas. Mon dos heurta un mur qui stoppa ma retraite.
Un bras possessif s’enroula autour de moi, retenant mon sursaut horrifié. Je laissais échapper un hoquet de stupeur alors que la panique me submergeait.
Je vis des écailles écarlates briller sur le bras qui me retenait. Une vague de chaleur déferla soudain sur moi.
– Pas celui-ci. C’est un esclave. Il n’est pas entré à Drakanea de son plein gré.
La voix du dragon rouge était toujours aussi chaude et calme. Son large torse enveloppait mon dos, son bras me retenait comme un rempart contre les autres drakenides. Il semblait s’être complètement remis de la bille de magie noire qu’un mercenaire avait jetée sur lui.
Les autres dragons se contentèrent de nous toiser sans paraître vraiment ennuyés. J’ignorai si c’était bon signe.
– Dis plutôt que tu veux le garder pour toi, railla le drakenide aux écailles noires.
– Si c’est un esclave, il devrait avoir le choix, le contredit un autre en inclinant la tête.
Ils débattaient de mon sort comme si je n’étais pas là, pas plus qu’ils ne se préoccupaient des mercenaires captifs qui gisaient toujours à leurs pieds. L’un d’entre eux, conscient malgré son air hagard, regardait les dragons avec l’air terrifié de quelqu’un qui ne comprenait rien à ce qu’il se passait. Aucun des hommes de Goltar ne parlait le drakenide.
Les intrus n’avaient aucune valeur à Drakanea. Ils valaient encore moins que des bêtes sauvages.
– Alors pose-lui la question, toi qui parles leur langue, proposa l’un des dragons d’un ton posé.
Le drakenide se tendit contre mon dos. Mon cœur, lui, fit une embardée dans ma poitrine.
Ils pensaient que je n’étais qu’un barbare étranger qui ne connaissait rien aux lois de Drakanea. Que l’idée de me soumettre à eux me serait insupportable.
– Il refusera, dit le dragon noir avec un sourire narquois. Comme les autres.
Si je déclinais, mon destin serait scellé, quoi qu’en dise le dragon rouge. J’ignorai pourquoi l’idée de me partager avec les autres semblait autant le contrarier.
J’avais encore une chance. Il fallait que je la saisisse très vite. Je ne pouvais rien faire pour les empêcher d’abuser de moi, mais je pouvais au moins faire en sorte de n’être violé que par un seul drakenide plutôt que par cinq.
La poigne du dragon rouge se desserra lentement, comme s’il se résignait à contrecœur à me relâcher. Il allait me libérer, peut-être déjà décidé à me laisser aux autres sans même me poser la question qui aurait pu me sauver la vie.
Je pressai mon dos contre son torse, cherchant à la hâte les mots drakenide qui avaient attendu toute une vie pour franchir mes lèvres.
– Je me lie par le sang à Drakanea. Si ce dragon le veut, sa force est la mienne, et mon corps lui appartient.
La main du drakenide se contracta soudain sur ma poitrine ; la pointe de ses griffes s’enfonça dans les muscles de mes pectoraux. Son sexe s’était durci contre le bas de mes reins, si vite que j’en frémis de stupeur. Je n’espérai pas une réaction aussi vive de sa part.
– Bon réflexe, dit-il contre mon oreille. Tu viens de te sauver la vie.
Il avait parlé dans ma langue, entre ses dents serrées, comme s’il luttait contre quelque chose. Sa voix brûlante était comme une coulée de lave dans mon échine.
– Mais tu n’imagines pas à quel point ce que tu viens de faire est excitant.
J’avais pourtant une conscience accrue de la forme de son érection contre le bas de mon dos. J’avais l’impression d’être une proie prisonnière entre les crocs resserrés d’un fauve.
Les autres n’eurent l’air surpris qu’un bref instant ; très vite, ils froncèrent le nez ou tournèrent les talons. J’avais disparu de leur cercle d’intérêt aussi subitement que j’y étais rentré.
Je respirai profondément pour rester le plus détendu possible. Je m’attendais à ce que le drakenide prenne possession de moi d’une seconde à l’autre. Cela me surprenait de plus en plus qu’il ne l’ait pas encore fait. Il me tenait à sa merci, nu, immobile et offert.
L’une de ses mains glissa sur ma hanche, caressant ma peau avant d’empoigner ma cuisse. Je focalisai mon regard sur le grand feu du campement, ignorant tout le reste.
– Tu as peur ? gronda le drakenide contre mon cou.
L’appréhension faisait battre mon cœur à un rythme incontrôlable.
– Je ne te prendrai pas ici. Mais il faut que je te marque.
Je vis les autres dragons se pencher sur les mercenaires, en saisir un par le bras pour le forcer à se relever.
– Ne bouge pas. Sinon, je ne pourrais plus me contrôler.
La main du dragon enveloppa mon visage pour me cacher les yeux. La paume de sa main était douce et chaude contre ma peau. Un grondement sourd résonna dans ma tête, un son régulier et agréable, comme un ronronnement. Le sexe épais du dragon se pressa contre mes reins, entre mes fesses. Il me tenait toujours la hanche et commença à frotter son érection tendue contre moi. Le grondement s’intensifia autant que ma propre respiration.
Le drakenide saturait le moindre de mes sens de sa présence. Je ne percevais plus rien d’autre que son parfum de musc, son corps plaqué contre le mien, comme un rempart qui m’isolait du monde. Il cherchait son plaisir contre moi avec avidité. Ses mouvements de hanches étaient amples et rapides, aussi sauvages que mesurés.
Je sentis ses griffes se crisper dans ma chair et un son plus rauque vibra dans sa gorge. Il se tendit soudain, et je me crispais malgré moi, le cœur battant à tout rompre.
Sa semence éclaboussa mes reins.
Sa poigne se relâcha et son souffle brûlant frôla mon épaule. Est-ce qu’il en avait déjà terminé, ou est-ce qu’il ne faisait que commencer ? Je ne bougeai toujours pas, attendit qu’il m’en donne l’ordre.
Sa main remonta sur mon cœur. Ma poitrine se soulevait beaucoup trop vite.
– J’ai l’impression que tu n’as pas la moindre idée de ce que tu viens de faire, dit-il d’une voix plus calme.
Je n’osais pas le contredire. Comme tous les jeunes gens d’Ashkelon, j’avais appris les mots à prononcer le jour où je serai venu accomplir mon pèlerinage à Drakanea. Malheureusement, la plupart de mes connaissances s’arrêtaient là. Ma vie de chevalier était si différente de ma vie d’esclave que j’avais parfois l’impression de l’avoir rêvée. Peut-être que les récits de mon ordre n’étaient que des chimères. Je ne l’avais jamais redouté aussi amèrement.
Il me fit pivoter sur moi-même avant de retirer sa main de mes yeux. Il trancha les liens de mes poignets d’un coup de griffe précis.
– Mais nous verrons plus tard, dit-il en détachant les derniers morceaux de cordes qui me retenaient. Est-ce que tu as des affaires ?
Je fus incapable de parler, trop fébrile pour réfléchir. Je me contentais d’un bref signe de tête.
– Alors dépêche-toi d’aller les chercher.
Je ne me fis pas prier. Je me dirigeai tout droit vers mon sac renversé au pied d’un arbre et y fourrait frénétiquement mes maigres possessions. J’enjambai sans les voir les cadavres sur mon chemin, ignorant le froid mordant qui assaillait ma peau nue. Je gardai mon regard fixé sur le drakenide. Rien d’autre n’existait en dehors de ses yeux qui brillaient comme deux soleils dans la pénombre. Il m’attendait près du couvert des arbres et sitôt que je fus à sa hauteur, s’enfonça dans les fourrés. Je lui emboitai le pas sans tarder.
– Skara !
Le drakenide se retourna aussitôt. Près de nous, dos aux flammes, le dragon vert nous toisait d’un regard dur. Mon protecteur exhala un soupir ennuyé. Il se déplaça pourtant très légèrement pour se placer devant moi.
– Tu es jaloux, Zmei ?
Son ton était très calme et je distinguai même un sourire sur son visage serein. L’autre Drakenide ne partageait pas sa nonchalance.
– C’est lui qui a conduit les autres ici.
Une pierre se logea de nouveau dans mes entrailles.
– Esclave ou pas, il devra répondre de cela une fois à Drakomaï.
Le dragon rouge haussa les épaules. Il semblait aussi pressé que moi de s’en aller d’ici.
– Nous verrons, dit-il comme si l’affaire était déjà résolue.
Il tourna les talons.
Nous partîmes sans nous retourner, et personne ne chercha plus à nous arrêter.
Le froid et la pénombre se refermèrent bientôt sur nous. Le premier fut plus difficile à supporter que le second ; les étoiles et les deux lunes éclairaient la forêt comme en plein jour. Mes yeux s’habituèrent vite à leur lumière. Je m’emmitouflai dans ma vieille cape élimée sans vraiment parvenir à réchauffer mes membres, et ne put bientôt m’empêcher de frissonner.
– Tu devrais te débarrasser de ça, dit le dragon dès qu’il le remarqua. Ça ne te sera plus utile.
– Je n’ai pas d’autres vêtements.
Le propre son de ma voix me surpris, plus rauque que d’habitude.
Mais il avait raison. Je ne portais plus que ma cape, mes bottes, et des lambeaux de pantalons qui ne servaient plus à rien et que je déchirai en soupirant. Si je n’avais pas oublié depuis longtemps ce qu’était la dignité, je me serais sûrement senti ridicule, mais je n’arrivai même pas à avoir honte.
Il posa sa main sur mon épaule et d’un geste ferme, me rapprocha étroitement de lui. La sensation du froid disparu aussitôt.
– Ne t’éloigne pas de moi. Les humains n’ont pas besoin de vêtements à Drakanea s’ils restent toujours près d’un drakenide.
C’était donc ça. Cette sensation de chaleur qui m’avait enveloppée à chaque fois que je m’étais trouvé près de lui. Je ne l’avais pourtant pas ressentie quand Zmei ou les autres drakenide m’avaient approché.
– Et puis, nous vous préférons nus, ajouta-t-il alors que sa main glissait de mon épaule jusqu’à mes hanches.
Je frissonnai de nouveau, mais pas de froid. Sa semence avait séché sur mes reins et je n’avais pas oublié ce qu’il comptait faire de moi une fois que nous serions assez loin des autres.
J’étais encore vivant. C’était la seule chose qui comptait.
– Mais tu sais déjà certaines choses sur nous, n’est-ce pas ? ajouta-t-il après un instant.
– Vous avez besoin des humains pour vous reproduire, dis-je avec autant de détachement que possible.
Comme si ce n’était pas de mon cul dont il était question.
– Il est interdit de pénétrer Drakanea si ce n’est pas pour vous y aider. Vous vous tenez à l’écart des autres peuples et vous n’avez aucun contact avec les territoires voisins.
– Des barbares qui se font constamment la guerre, approuva le drakenide d’un ton désinvolte.
La forêt était silencieuse tout autour de nous. C’était comme si la faune tout entière se taisait au passage de l’un des seigneurs de ces lieux. Ses pas étaient pourtant absolument silencieux, contrairement à mes bottes qui faisaient constamment craquer et crisser l’humus. Même la nature me faisait comprendre que j’étais un intrus.
– Il y avait bien un royaume avec lequel nous entretenions des liens étroits, repris le drakenide après un autre instant de silence.
Je ne répondis pas.
Je savais où il voulait en venir. S’il nous avait vraiment observés depuis notre entrée à Drakanea, il avait entendu les mercenaires parler de moi. Il avait aussi dû voir mes tatouages. Il savait ce que j’avais été, autrefois.
Mais je n’étais plus cet homme-là et j’ignorai ce que le dragon attendait de moi – hormis de satisfaire la moindre de ses pulsions drakenide, et probablement de me prendre de toutes les façons possibles.
L’incertitude devenait de plus en plus pénible à supporter. La fatigue commençait à m’engourdir, la chaleur que dégageait son corps ne la rendait que plus pesante encore. J’avais passé toute la journée à cheval et échappé de peu à la mort. Si je l’avais pu, je me serrai couché par terre et pour ne plus me relever.
Je continuai pourtant à marcher sans faiblir.
À mes côtés, le drakenide marchait d’un pas souple et tranquille, peut-être pour se calquer sur mon propre rythme. Il était un peu plus grand que moi, plus élancé aussi. Il avait des pommettes hautes et marquées sur son visage en diamant. Des écailles lisses courraient le long de sa nuque, de ses épaules et de ses avants bras, se fondaient naturellement avec sa peau claire. Il surprit mon regard et m’adressa un sourire amusé.
Je détournais précipitamment les yeux.
Nous suivions un sentier dégagé qui descendait le long d’une bute et s’arrêtait au bord d’un ruisseau. Le drakenide nous le fit longer un moment. Le cours d’eau faisait un lacet autour d’une large bande de terre couverte d’herbe verte. La chaleur du dragon persista autour de moi quand il me relâcha.
Toute la nature environnante sembla réagir à son passage. Il fit quelques pas vers un arbre chargé de fruit aux fruits rouges qui se mirent à scintiller comme des rubis. L’herbe se couvrit de coroles de fleurs blanches, des cristaux que je n’avais même pas remarqués s’allumèrent un à un, jusqu’en haut des butes qui nous entouraient. Les feuilles de l’arbre frémirent et ses fruits se mirent à scintiller comme des rubis sous le ciel dégagé.
Ce n’était pas la première fois que je voyais ce genre de prodige à Drakanea. Est-ce que cela voulait dire que depuis le début, les drakenides nous observaient, attendant le meilleur moment pour attaquer ?
– Faisons une pause, dit le dragon en se tournant lentement vers moi. Il me semble que vous vous apprêtiez à dormir, toi et les autres. Tu dois avoir besoin de repos.
Il tendit sa main vers moi dans une invitation à le rejoindre.
Je frémis de la tête aux pieds en devinant ce que cela signifiait.
Mais j’obéis, résolu.
Notes:
Changement de narrateur dans ce chapitre
Chapter Text
L’humain s’avança vers moi comme un condamné à mort se serait approché de son bourreau, si bien que je me dû me mordre la lèvre pour me retenir de rire.
Avait-il peur que je le dévore, ou bien était-ce mon désir pour lui qui l’effrayait autant ? Il s’était pourtant offert à moi avec beaucoup de détermination, tout à l’heure. Une étincelle d’envie traversa mon échine rien qu’en y repensant.
À vrai dire, il démontrait une résilience impressionnante. Mais je n’étais pas sûr d’apprécier cela.
Il était plus dur et résigné qu’un diamant. Je n’en attendais pas moins d’un chevalier d’Ashkelon, mais j’étais étonné qu’il ait autant peur de moi. J’avais déjà connu des humains méfiants ou anxieux ; lui me voyait clairement comme un prédateur.
Il défit enfin son affreuse cape de laine. Elle devait lui tenir beaucoup trop chaud maintenant que j’avais étendu l’aura de mon cœur de feu. Je pouvais enfin le contempler et ne m’en privait pas. Les lunes baignaient son corps de leur lumière, soulignant les moindres courbes de ses muscles.
Mon regard coula sur son bras couvert de tatouage sombre jusqu’à son épais membre circoncis. Il serait sûrement délicieux de l’engloutir tout entier dans ma bouche. Des lignes écarlates striaient ses pectoraux saillants, probablement à cause de Zmei quand il lui avait arraché ses vêtements. J’avais envie de lécher les gouttes de sang une par une, de glisser ma main dans ses courts cheveux de cendre, de l’attirer contre moi pour savourer son corps ferme. Je brûlai de lui arracher ce collier de cuir qui empestait la magie noire, mais c’était un risque trop grand pour l’instant.
Cela devrait attendre notre retour à Drakomaï.
– L’eau doit être froide, mais je crois que les chevaliers d’Ashkelon aimaient se laver. Tu peux y aller, si tu veux.
L’humain resta immobile un moment, semblant hésiter. Il devait se demander si je lui ordonnai d’aller se laver pour mieux profaner son corps ensuite. Cela aurait pu m’amuser si je ne commençai pas à trouver sa réserve agaçante.
– Vas-y, répétais-je en désignant le ruisseau d’un signe de tête. Rince-toi, tu en meurs d’envie.
Il laissa tomber sa besace et sa cape pour filer tout droit jusqu’au ruisseau.
Je m’assis en tailleur dans l’herbe fraîche, lissant distraitement quelques brins d’herbe entre mes doigts. L’humain s’accroupi au bord de la rivière et trempa d’abord ses mains avant de s’asperger le visage. Peut-être à cause de la fraîcheur de l’eau, tous ses muscles se contractèrent et roulèrent sous sa peau halée. Ma main arracha nerveusement une énorme touffe d’herbe. Je la secouai par terre en pestant.
L’humain avait un dos splendide, des cuisses noueuses et un fessier que je brûlai d’empoigner à pleines mains. Son corps jeune était robuste sans être trapu, ses muscles taillés dans la meilleure pierre. Même ses cicatrices le rendaient séduisants. Il avait tout ce que j’aimais chez un humain.
Mais quoi que je fasse, c’était sur son tatouage que mes yeux se portaient irrémédiablement, réveillant à chaque fois le même désir dévorant.
Un grondement de satisfaction attira mon attention. Il me fallut quelques secondes pour réaliser qu’il provenait de ma propre gorge. Je me redressai d’un bond pour reprendre le contrôle de moi-même. Je ne voulais pas qu’il essaye de s’enfuir dans les bois et c’était ce qui allait arriver s’il me découvrait en train de bander en le dévorant du regard. Jouir m’avait temporairement apaisé mais la moindre étincelle pourrait enflammer de nouveau mon désir.
Il s’était assis au bord de l’eau pour tenter de retirer ses bottes, le dos arrondi par ses contorsions. C’était la première fois que je voyais les armoiries d’Ashkelon tatoué sur la peau de quelqu’un, et pas sur une fresque ou une gravure. Je me levai pour le contempler de plus près, approchant sans faire le moindre bruit.
Le blason aux ailes de dragon, frappé d’une lance et d’une épée croisées. L’écu d’Ashkelon occupait une large partie du haut de son dos, les ailes se déployaient jusqu’à ses omoplates.
Les lignes noires disparaissaient parfois sous les boursouflures de ses cicatrices. Je réalisai avec un frisson de colère qu’il ne pouvait s’agir que de marques de fouets, si profondes et nombreuses que l’on avait dû s’acharner sur lui à cet endroit-là.
– Ce sont tes compagnons qui t’ont fouetté ?
Ma voix le fit bondir et il se redressa en panique, abandonnant ses bottes sur la rive. Le gargouillement du ruisseau avait peut-être couvert mon arrivée, mais sa réaction me fit rouler des yeux.
– Par toutes coulées du volcan, tu penses vraiment que je t’ai emmené dans les bois juste pour te féconder loin des autres ?
L’humain pinça les lèvres et me fixa sans répondre.
Bien sûr que c’était ce qu’il imaginait. Il devait même être surpris que je ne l’aie pas encore besogné contre un arbre, je pouvais le lire dans son regard orageux. Peut-être que c’était ce que je devais faire, après-tout, pour lui donner raison de me craindre.
Comme ce serait délicieux de le plaquer dans l’herbe et de m’enfouir dans son corps étroit. Je brûlai de pétrir ses chairs entre mes doigts, de mordre ses tétons jusqu’à le faire crier. Peut-être qu’il perdrait sa froideur pour me supplier de l’épargner ?
Je réalisai alors que l’humain fixait quelque derrière moi. Ma queue de dragon fouettait l’air à un rythme frénétique, trahissant à quel point j’étais agacé. Je me forçai aussitôt à me calmer avant que la colère ne transforme mon désir en rage.
– Nous ne forçons pas ceux que nous voulons féconder. Les œufs ressentent les émotions de leurs porteurs. La rancœur et l’amertume corrompent les couvées, il ne peut rien naître de bon de telles unions.
C’était une évidence. Il aurait dû le savoir s’il était vraiment ce que son tatouage révélait.
Il me fixait pourtant comme on surveillait une bête sur le point de bondir, l'air aussi méfiant qu'indécis.
– Les autres drakenides étaient prêts à le faire, dit-il avec prudence.
– Ils t’auraient tué ensuite. Comme ils vont tuer tes camarades.
– Ce n’étaient pas mes camarades, répondit-il aussitôt.
Le sort des autres humains semblait peu lui importer du moment qu’il ne le partageait pas. Cela ne m’étonnait pas vraiment ; après tout, je l’avais vu briser la nuque de l’un d’entre eux à la seule force de ses jambes.
Quelle mort délicieuse.
– Et je ne vais pas te violer, répondis-je sur le même ton que le sien.
J’aurais pu le faire. Je brûlai d’envie le faire. La simple idée de profaner le corps d’un chevalier déchu embrasait mon aine d’une convoitise coupable.
Mais ce serait une insulte à ma race autant qu’au blason des chevaliers tatoués sur sa peau. Nerei ne me le pardonnerait pas et je serai incapable de lui mentir pour cacher cette bassesse.
Je croisai les bras sur mon torse, lui adressant un geste provoquant du menton.
– Tu as vraiment été chevalier ? dis-je en drakenide.
Il rentra la tête dans les épaules et contracta les poings. Cela ne dura qu’un très bref instant et il se reprit aussitôt, avant même d’avoir été au bout de son geste, mais j’en conclus qu’il avait compris ma question, et qu’elle le blessait. Il me brava du regard, me faisant espérer avoir atteint quelque chose derrière le mur de glace qui protégeait son âme.
– Oui.
– Et tu parles le drakenide.
– Je le comprends, dit-il après un silence prudent.
Son accent était charmant. Heureusement pour lui, cela me fit moins d’effet que lorsqu’il s’était volontairement offert à moi.
Il avait donc compris ce que les autres projetaient de faire tout à l’heure, et tout ce que nous avions dit entre nous. Je saisissais mieux pourquoi il avait subitement prononcé son serment.
Je retournai m’assoir dans l’herbe, songeur. Tout cela m’intriguait, et j’avais besoin de réfléchir. Après un temps d’hésitation, l’humain s’accroupit au bord du ruisseau pour reprendre ses ablutions. Son pragmatisme m’impressionnait.
– Nous n’avons jamais su ce qui était arrivé à Ashkelon, dis-je dans sa propre langue. Un jour, les chevaliers ont simplement arrêté de venir.
Mes yeux s’égarèrent de nouveau sur la ligne de sa colonne vertébrale. Il avait nettoyé les traces de ma semence sur ses fesses. Un grondement sourd vibra dans ma gorge alors que je m’imaginai déjà en train de recommencer.
– Le royaume a été attaqué, dit-il sans réaliser l’effet qu’il avait sur moi.
Il s’éclaboussa longuement le visage, peut-être le temps de réunir son courage avant d’affronter son passé.
– Nous avons résisté pendant de nombreuses années. Mais…
La ligne de ses muscles s’affaissa, comme écrasée par un poids trop grand à supporter. Son récit signifiait pourtant qu’il commençait à se détendre et à me faire confiance. Je préférai cela à sa résilience.
– Nous ne pouvions pas lutter contre les mages noirs. Ashkelon a fini par tomber.
Je redressai la nuque en frissonnant de dégoût, le désir étouffé par une cascade d’eau glacée. Je pouvais encore sentir les étincelles de magie noire crépiter sur mon épiderme. Je contractai et desserrai ma main jusqu’à être sûr de pouvoir rester maître de moi. Je devais être certain que je n’allais pas me remettre en colère.
– Tu es le seul chevalier à avoir survécu ? dis-je une fois l’éruption apaisée.
L’humain se servait de sa cape pour s’essorer. Les gouttes qui ruisselaient sur son corps nu scintillaient au clair de lune mais à ma grande satisfaction, cette vision ne suffit pas à attiser les braises qui couvaient dans mon aine.
Ce n’était plus le moment de me repaître de lui. J’avais des réponses plus importantes obtenir.
– Les mages noirs nous ont capturé, avoua-t-il enfin.
Il abandonna sa cape par terre et sembla renoncer à enfiler ses bottes. Il se contenta de m’observer, droit, nu, aussi fragile que résigné, debout au milieu du champ de fleurs brillantes que ma magie avait éveillé.
– C’était ce qu’ils voulaient depuis le début. Faire de nous des esclaves.
Je m’entendis gronder de nouveau. Des sentiments contradictoires attisaient les flammes qui brûlaient dans ma poitrine.
Un chevalier d’Ashkelon se tenait devant moi, un vrai, l’un des partenaires séculiers de ma race que l’on avait cru disparu pour toujours.
Et quelqu’un avait cherché à me l’arracher. Pire, mon espèce toute entière en serait peut-être à jamais privée.
La fascination des premiers moments avait été remplacée par le goût amer de la rancœur. Je sentais l’excitation gonfler ma poitrine et mon instinct de dragon rugir dans mes entrailles.
Je le voulais. Mais si je ne me concentrai pas sur autre chose, j’allais perdre le contrôle de moi-même.
– Tu es esclave depuis longtemps ?
Il se raidit un bref instant alors que je m’approchai pour frôler son bras. Son biceps droit était couvert de tatouages que je suivi du bout des doigts, me gorgeant des frissons qui agitaient son épiderme. Toucher sa peau m’apaisa. Cela calmait la pulsion à l’intérieur de moi qui rugissait pour que je le féconde sans tarder. Mais il semblait en savoir si peu sur sa nature et la mienne qu’il n’y avait pas la moindre chance pour que je puisse le faire mien sans avoir à l’y contraindre.
– Je l’ignore. Le temps s’écoule différemment dans la tour de mon maître. Je ne sais pas depuis combien d’années Ashkelon s’est effondrée. J’ai peut-être passé beaucoup plus de temps en captivité. Ou beaucoup moins.
Il espérait peut-être que je lui donnerais cette réponse mais à la vérité, je n’en savais rien non plus. Les chevaliers avaient déjà cessé de venir à Drakanea lorsque j’avais commencé à m’intéresser à la reproduction. Nerei le saurait sûrement, et je regrettai soudain de ne jamais lui avoir posé la question. En tout cas, l’humain était probablement bien plus âgé qu’il n’en avait l’air.
– Adraxas, c’est ça ?
Lentement, je suivi la courbure des muscles de son bras. Chacune de ses cicatrices m’interpellait ; je me demandai lesquelles étaient des vestiges de sa vie de chevalier et lesquelles n’en étaient pas.
– Ce n’est plus ton maître. Tu n’as plus à l’appeler ainsi.
Je sentis sa peau tressaillir sous la pulpe de mes doigts. Un sursaut de conscience ou bien d’appréhension ? J’enserrai sa main tiède dans la mienne, refermant mes griffes autour de sa paume.
– Je vais te ramener à Drakomaï. Là-bas, nous briserons ce collier hideux et tu pourras accomplir ton destin de chevalier.
Il eut un geste de recul qui me fit gronder de contrariété. Je le retins contre moi, encerclant sa taille pour le plaquer contre mon corps. Il était aussi tendu que brûlant, délicieusement désirable.
– J’ai échoué à défendre mon royaume, dit-il d’une voix figée. Je ne suis plus chevalier.
Un rire chaud vibra dans ma gorge. J’avais envie de dévorer la sienne et humait son parfum, altéré par celui du collier de cuir qui lui enserrait le cou.
– Je ne serais pas autant attiré par toi si tu ne l’étais plus.
L’anneau d’argent accroché à la bande de cuir brillait sous les deux lunes. L’ensemble me déplaisait beaucoup. Ce n’était pas inesthétique, mais je ne l’aurais pas voulu même pour du bétail.
– J’ai guidé des étrangers aux intensions mauvaises jusqu’à Drakanea. J’avais juré d’en défendre les frontières, toute ma vie durant. Et quand j’en aurais été digne…
Il ne termina pas sa phrase, mais je savais ce qu’il allait dire. Il serait venu s’offrir à nous pour devenir un chevalier accompli. Il s’y était préparé, en tout cas, puisqu’il connaissait les mots drakenides pour lier son destin à celui des dragons. Mais il n’avait jamais pu prononcer son serment et il était devenu l’esclave d’un autre jusqu’à ce jour.
C’était donc cela.
Tout ce poids qui semblait peser sur ses épaules, cette froide acceptation des évènements. Je compris soudain que ce corps puissant abritait une âme remplie de fêlures et qu’il me serait peut-être impossible de les découvrir toute, encore plus de pouvoir les combler.
Il valait peut-être mieux renoncer tout de suite à mes projets. Le goût de la déception envahi ma gorge, mais elle n’était pas aussi brûlante que la colère qui s’enflamma dans ma poitrine.
Un chevalier d’Ashkelon. Peut-être l’un des derniers. J’avais trouvé l’un des plus anciens compagnons de ma race et voilà que je découvrais dans quelle déchéance on avait osé le faire tomber.
– Tu vas m’accompagner à Drakomaï. Ce n’est pas à toi de décider de quoi tu es digne ou non.
Je lui redressai le menton pour planter mon regard furieux dans le sien.
– Et si le destin le veut, tu réitèreras ton serment, et tu porteras mes œufs.
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