L'homme aux yeux de nuit

Chapitre 2 : L’homme aux yeux de nuit

Le lendemain, la brume recouvrait toujours la ville comme un linceul. Le ciel n’était ni vraiment clair ni totalement sombre, suspendu dans une sorte de crépuscule permanent. Je sortis tôt, espérant peut-être retrouver ce regard qui m’avait hantée toute la nuit.

Mes pas me conduisirent presque instinctivement vers la ruelle où je l’avais vu disparaître la veille. Était-ce de la curiosité ? Ou une forme d’obsession déjà née en moi ? Je n’en savais rien, mais chaque fibre de mon être semblait vouloir le revoir.

La ruelle était étroite, pavée de pierres disjointes. Des murs humides suintaient une odeur de mousse et de sel. Au bout, une vieille librairie à demi écroulée laissait deviner l’odeur poussiéreuse des pages oubliées. Je m’avançai, hésitante, le cœur battant plus vite qu’il ne l’aurait dû.

Et soudain, je le vis.

Il était là, assis sur une marche, un livre ancien entre les mains. Ses doigts, longs et pâles, tournaient les pages avec une lenteur presque cérémonielle. Il leva les yeux vers moi, et encore une fois, je fus happée par ce noir abyssal. C’était comme plonger dans une mer sans fond, une mer où l’on pouvait à la fois se perdre et se noyer.

— Vous semblez perdue, dit-il d’une voix grave, douce mais étrangement détachée.

Je déglutis difficilement, incapable de soutenir son regard trop longtemps.

— Je… je cherchais juste à explorer la ville.

Un sourire imperceptible effleura ses lèvres. Il referma le livre avec soin, comme si chaque geste avait une importance.

— La ville a ses secrets. Elle n’est pas toujours accueillante avec les étrangers.

— Et vous ? dis-je, osant un ton plus assuré. Vous êtes de cette ville ?

Il eut un bref éclat dans les yeux, mais ce n’était pas de la joie. Plutôt une lueur de douleur dissimulée.

— Disons que je suis de partout… et de nulle part.

Un silence pesant s’installa, seulement troublé par le cri d’une mouette au loin.

Je le regardai, fascinée par son allure. Son manteau sombre semblait absorber la lumière, ses cheveux noirs encadraient un visage aux traits parfaits mais marqués d’une fatigue invisible. Il avait l’air jeune, mais quelque chose en lui donnait l’impression qu’il portait des siècles dans ses yeux.

— Comment vous appelez-vous ? demandai-je, ma voix plus douce.

— Damien.

Le prénom résonna en moi comme un écho familier, comme si je l’avais déjà entendu dans mes rêves. Je ne savais pas pourquoi, mais il m’allait droit au cœur.

— Élena, dis-je à mon tour, presque timidement.

Il inclina légèrement la tête, comme s’il gravait mon nom dans sa mémoire.

---

Nous restâmes ainsi quelques instants, à échanger des banalités qui semblaient pourtant lourdes de sens. Mais derrière ses mots, je percevais toujours une retenue, une ombre qui l’entourait comme une seconde peau.

À un moment, un souffle de vent traversa la ruelle, et je crus entendre à nouveau ces murmures indistincts qui me suivaient depuis mon arrivée. Damien, lui, se figea. Ses yeux se plissèrent, attentifs, comme s’il percevait la même chose.

— Vous avez entendu ? demandai-je, la voix tremblante.

Il me regarda longuement avant de répondre.

— Ici, certaines choses se font entendre uniquement à ceux qui savent écouter.

Je sentis un frisson me parcourir l’échine.

— Et… qu’est-ce que j’ai entendu ?

Ses lèvres esquissèrent un sourire triste.

— Peut-être vos propres peurs. Peut-être autre chose.

Je n’eus pas le temps de poser d’autres questions. Une vieille femme passa dans la ruelle, traînant un panier. Elle jeta un rapide coup d’œil à Damien, puis détourna brutalement la tête, accélérant son pas comme si elle avait vu le diable en personne.

Mon cœur se serra.

— Pourquoi a-t-elle réagi ainsi ?

Damien haussa à peine les épaules.

— Parce que je ne suis pas le bienvenu ici.

Ses mots me laissèrent perplexe. Mais avant que je puisse insister, il se leva, rangea le livre sous son manteau et dit simplement :

— Vous devriez rentrer avant la nuit. Ce n’est pas un endroit sûr quand l’obscurité tombe.

Puis il s’éloigna, me laissant avec un vide étrange, comme si l’air autour de moi s’était soudain épaissi.

---

Cette nuit-là, dans ma chambre, je ne parvins pas à dormir. L’image de Damien revenait sans cesse. Son regard noir, son sourire triste, sa voix basse résonnaient en moi comme une mélodie obsédante. J’avais envie de le revoir, de comprendre ce qu’il cachait, mais une partie de moi me hurlait de fuir tant qu’il en était encore temps.

À travers les volets, la lune écarlate perçait à moitié la brume. J’entendis à nouveau ces murmures. Mais cette fois, ils étaient plus clairs, comme des mots prononcés juste à mon oreille :

"Ne l’aime pas… ou il t’emportera."

Je bondis hors du lit, glacée d’effroi. La pièce était vide. Pourtant, les mots vibraient encore dans l’air.

Je collai ma main contre ma poitrine, mon cœur battant à tout rompre. Mais au lieu de repousser ce que je ressentais, je compris que c’était déjà trop tard.

Car malgré la peur, malgré l’avertissement, Damien était en train de m’enchaîner à lui.

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