Chapitre 1 : Les ombres du rivage
Le ciel s’assombrissait peu à peu, avalé par des nuages épais qui annonçaient une nuit sans étoiles. La mer, agitée, se brisait violemment contre les falaises, et l’odeur d’embruns mêlée à celle d’algues en décomposition m’enveloppait dès que je descendis du bus. J’avais fait un long voyage pour atteindre cette ville côtière dont je ne connaissais que le nom, et déjà, j’avais l’impression que le vent me murmurait des avertissements que je n’étais pas prête à entendre.
La gare routière était presque déserte. Une lumière jaunâtre éclairait faiblement les bancs vides, et chaque fois qu’un réverbère grésillait, une étrange sensation me parcourait : comme si des silhouettes invisibles attendaient avec moi, tapies dans l’ombre. J’avais appris à ignorer ce genre d’impressions depuis mon enfance — mais ce soir-là, elles semblaient plus réelles, plus insistantes.
Je resserrai mon manteau autour de moi, mon sac en bandoulière pesant plus que d’habitude. J’étais venue ici pour commencer une nouvelle vie, ou du moins, pour échapper à l’ancienne. Les souvenirs d’un deuil douloureux me poursuivaient encore, et chaque nuit, je me réveillais en sueur, persuadée d’entendre le souffle de mon frère disparu dans ma chambre. Peut-être que ce départ vers l’inconnu était ma façon de fuir, ou bien, inconsciemment, d’affronter enfin ce qui m’avait brisée.
Je pris le chemin du centre-ville. Les rues étaient pavées de pierres humides qui luisaient sous la pluie récente. Des maisons anciennes, aux volets rongés par le sel, bordaient les ruelles étroites. Certaines semblaient inhabitées depuis des décennies, d’autres laissaient filtrer une lumière vacillante derrière leurs rideaux. La ville semblait figée dans une époque révolue, comme si le temps avait ralenti ici pour se concentrer sur quelque chose de plus profond, de plus obscur.
En passant devant une boutique fermée, je crus voir une ombre bouger derrière la vitre poussiéreuse. Mon cœur fit un bond, mais en me rapprochant, je constatai qu’il ne s’agissait que de mon reflet déformé par la vitre sale. Pourtant, quelque chose dans ce reflet me troubla : les yeux qui me fixaient semblaient plus sombres que les miens, presque étrangers.
Je détournai rapidement le regard et accélérai le pas.
Mon logement se trouvait dans une vieille bâtisse transformée en petites chambres à louer. La propriétaire, une femme âgée au sourire figé, m’avait remis les clés sans même me regarder dans les yeux. Sa voix tremblante m’avait souhaité "bonne installation", mais quelque chose, dans son ton, sonnait plus comme une mise en garde que comme un accueil.
Ma chambre donnait sur la mer. En ouvrant les volets, j’aperçus les falaises abruptes qui plongeaient dans l’océan noir, et plus loin, un manoir abandonné, dressé comme une silhouette décharnée contre le ciel. Ses fenêtres béantes ressemblaient à des orbites vides. Une légende locale, que j’avais vaguement entendue dans le bus, racontait qu’aucun habitant n’osait s’en approcher après la tombée de la nuit.
Je ne pus détacher mes yeux de cette bâtisse, fascinée et terrifiée à la fois. Un courant d’air entra brusquement par la fenêtre, renversant une bougie que j’avais posée sur la table. Le souffle ressemblait à un soupir humain. Je refermai les volets d’un geste nerveux, en riant faiblement pour me rassurer : ce n’était que le vent, rien de plus.
Mais au fond de moi, je savais déjà que je n’avais pas choisi ce lieu par hasard.
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Le lendemain, je décidai d’explorer les environs. Le ciel, couvert d’une brume épaisse, donnait à la ville des airs de décor abandonné. Sur la place centrale, un marché se tenait, mais les habitants parlaient à voix basse, comme s’ils craignaient d’être entendus par quelque chose d’invisible. Chaque sourire était furtif, chaque regard fuyant.
C’est alors que je le vis pour la première fois.
Il se tenait à l’écart, adossé au mur d’une vieille librairie fermée. Un homme grand, aux cheveux sombres, le visage à moitié caché par l’ombre de sa capuche. Mais ce furent ses yeux qui m’immobilisèrent : d’un noir profond, ils semblaient absorber la lumière plutôt que la refléter.
Nos regards se croisèrent à travers la foule, et une étrange chaleur monta en moi, un mélange d’attirance et de peur. Ce n’était pas un simple inconnu. Il avait quelque chose de… différent. Comme si son corps appartenait à ce monde, mais son âme à un autre.
Je voulus détourner le regard, mais je n’y parvins pas. Ses yeux m’enchaînaient, m’envoûtaient.
Puis, soudain, il disparut dans la ruelle adjacente.
Je restai figée quelques secondes, le souffle court, incapable de comprendre ce qui venait de se passer. Le marché reprit son rythme autour de moi, mais tout semblait plus terne depuis son départ.
Ce soir-là, en rentrant dans ma chambre, je n’arrivai pas à dormir. Chaque fois que je fermais les yeux, je revoyais son regard, et une phrase me hantait, sortie de nulle part, comme si elle avait été soufflée à mon oreille :
"Entre deux mondes, tu devras choisir."
Je rouvris brusquement les yeux, le cœur battant à tout rompre. La pièce était vide, mais j’étais certaine de ne pas avoir rêvé.
Et ce fut à cet instant précis que je compris : ma vie, désormais, ne m’appartenait plus.
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